I ? Le statut épistémologique de la théorie de la firme. - Hal-SHS
Les historiens de la pensée économique ont coutume de qualifier de «théorie ...
la «science économique» à l'examen critique de l'épistémologie lakatosienne, ...
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La théorie de la firme comme
obstacle épistémologique par Daniel Dufourt Les historiens de la pensée économique ont coutume de qualifier de
«théorie de la firme» l'ensemble des travaux entrepris à la fin des années
vingt[1] en vue d'étendre à l'ensemble des structures de marché l'énoncé
des conditions d'équilibre de la firme. Conduits sur la base de la
méthodologie «marshallienne» de l'équilibre partiel, ces travaux marquent
une inflexion sensible[2] du programme de recherche néoclassique jusque là
focalisé sur la formulation de la théorie de la valeur en terme d'équilibre
général et de concurrence parfaite. La théorie de la firme, ainsi
caractérisée, connaît dès ses origines une crise liée aux fameuses
objections de Sraffa[3] . En quoi, cependant, cette théorie demeure-t-elle
aujourd'hui encore un obstacle épistémologique majeur dans le domaine de la
connaissance du système productif et par là des réalités industrielles,
c'est ce que nous allons tenter de préciser. A cette fin, nous analyserons
successivement le statut épistémologique de cette théorie, la nature de
l'obstacle qu'elle propose à la progression de la connaissance, et l'effet
de parasitage qu'elle produit sur l'économie industrielle tout entière en
orientant l'investigation sur les structures de marchés au détriment d'une
conceptualisation de l'industrie, qui demeure une notion purement
conventionnelle. Ces réflexions nous conduiront à proposer, dans le
prolongement des travaux de Imre Lakatos[4] sur la méthodologie des
programmes de recherche, quelques éléments en vue de l'élaboration d'un
projet scientifique de recherche sur les structures industrielles. I - Le statut épistémologique de la théorie de la firme.
Il ne s'agit pas pour nous de ressasser une fois de plus les
considérations éculées sur l'irréalisme des hypothèses de base de la
théorie de la firme. Une telle démarche, admettant les critères
épistémologiques qui fondent la théorie que l'on critique, ne peut revêtir
qu'une portée très limitée. Et, en ce sens, F. Machlup[5] , dont
l'épistémologie, dans la tradition de Pareto, Milton Friedman et bien
d'autres est celle du conventionnalisme[6] le plus étriqué, n'a pas de
difficultés à montrer, dans sa perspective, qu'il est toujours possible de
«sauver les phénomènes»[7] .
Aussi, préférons-nous développer notre argumentation sur les bases d'une
critique du statut épistémologique[8] de la théorie de la firme au sein de
la théorie néoclassique. A cette fin, nous aurons recours à l'épistémologie
de Lakatos que l'ont peut définir comme un rationalisme critique
historicisé[9]. 1.1. La théorie de la firme, «noyau dur» du programme de recherche
néoclassique. Successeur de K. Popper[10] à la «London School of Economics», Imre
Lakatos substitue au «falsificationnisme»[11] comme critère de démarcation
des théories scientifiques une analyse des méthodologies des programmes de
recherche et de leurs succès historiques en comparaison de ceux des
programmes de recherche rivaux. Selon Lakatos, les programmes de recherche,
qui constituent l'unité de référence pour les évaluations méthodologiques,
se répartissent en trois catégories : «un programme de recherche est dit
progressif aussi longtemps que son développement théorique anticipe sur son
développement empirique, c'est-à-dire aussi longtemps qu'il continue à
prédire des faits nouveaux avec quelque succès... il est «stationnaire» si
son développement théorique est à la remorque de son développement
empirique, c'est-à-dire aussi longtemps qu'il donne seulement des
explications après coup, soit de découvertes faites par hasard, soit de
faits anticipés et découverts par un programme rival. Un programme
stationnaire peut «dégénérer» jusqu'à ne plus contenir que le «ressassement
solennel» de ses positions initiales accompagné de la répétition dans ses
propres termes des succès de programmes rivaux»[12]. L'histoire de la pensée scientifique est, selon Lakatos, l'histoire
des programmes de recherche bien plus que l'histoire des théories. Au
demeurant, tout programme de recherche peut être caractérisé à l'aide des
éléments constitutifs suivants[13] : le noyau dur, la ceinture protectrice
(«protective belt») constituée des hypothèses auxiliaires qui doivent
supporter l'épreuve des tests, et une heuristique positive et négative qui
consiste en une liste de prescriptions d'ordre méthodologique. Le noyau dur
est formé des hypothèses considérées comme non sujettes à corroboration,
par décision méthodologique des protagonistes du programme de recherche.
Spiro J. Latsis[14] , le premier auteur à avoir soumis la «science
économique» à l'examen critique de l'épistémologie lakatosienne,
caractérisé ainsi le programme de recherche néoclassique : le « noyau dur»
serait constitué des hypothèses de (a) maximisation du profit, (b) de
connaissance et d'informations parfaites, (c) d'indépendance des décisions
et de (d) perfection des marchés. La théorie de la firme qui se situerait
dans le champ de la ceinture protectrice du programme de recherche
nécessiterait l'adjonction au noyau dur d'hypothèses auxiliaires, en
l'occurence celles de : (a) homogénéité des produits, (b) grand nombre des
agents économiques, (c) libre entrée et sortie. Enfin l'heuristique
positive comporterait un ensemble de directives méthodologiques exprimables
en un seul et unique commandement final[15] : déterminer les propriétés des
théories en statique comparative. 1.2. Le diagnostic de Latsis : la dégénérescence du programme de
recherche néoclassique, exemplairement illustrée par les déboires de la
théorie de la firme. On se bornera ici à évoquer les grandes lignes de la démonstration de
Spiro J. Latsis[16]. Empruntant à Popper l'idée selon laquelle la méthode
économique consiste fondamentalement en l'extraction de la logique d'une
situation, Latsis montre que le programme de recherche néoclassique, dans
le contexte de la théorie de la firme, peut être caractérisé par la
formalisation d'un «déterminisme situationnel» («situational determinism»)
dans le moule duquel toutes les situations concrètes finissent par se
fondre. Ce déterminisme de la situation avait, en son temps, été très
précisément analysé et décrit par R. Cyert et C.L. Hedrick dans les termes
suivants : «Le coeur de la microéconomie est le système concurrentiel. Au
sein du modèle de concurrence pure et parfaite on trouve une construction
hypothétique désignée sous le nom de firme- Cette construction consiste en
un critère de décision unique et en l'assurance d'obtenir d'un monde
extérieur, appelé marché, toute l'information nécessaire ( ... ). Tout le
contenu empirique du modèle néoclassique réside dans la description de
l'environnement au sein duquel la firme opère. Même l'unique objectif de la
firme est déterminé par l'environnement, en ce sens que tout autre
comportement de la firme conduirait à sa disparition»[17].
Latsis montre alors que toutes les extensions du programme de recherche
néoclassique, qui se traduisent par le remplacement d'une ou plusieurs des
hypothèses auxiliaires, se traduisent par des échecs, dans la mesure où la
cohérence interne de la théorie de la firme n'y résiste pas. Ces échecs,
qui se manifestent par des contradictions insurmontables sur le plan
logique, tiennent pour l'essentiel, selon Latsis à la volonté des auteurs
de toujours ramener l'analyse des situations étudiées au paradigme
qu'exprime le «situational determinism». Ainsi en irait-il des travaux de
Chamberlin sur la différenciation des produits -, de S. Bain et P. Sylos-
Labini sur la fixation des prix en concurrence oligopolistique, et de
manière générale des travaux sur la concurrence imparfaite.
Ainsi, la théorie de la firme s'effondrerait dès que l'on quitte le
terrain de la concurrence parfaite. En d'autres termes, le programme de
recherche néoclassique dégénère[18] , du fait de la défaillance de sa
ceinture protectrice. 1.3. La fonction de la théorie de la firme dans le programme de
recherche néoclassique. Le diagnostic précédent, s'il est confirmé, est d'autant plus grave que la
théorie de la firme remplit dans le programme de recherche néoclassique une
fonction évidente : garantir l'allure correcte de la courbe d'offre. Déjà,
pour faite face aux problèmes posés par l'existence de coûts décroissants,
Alfred Marshall avait eu recours à l'artifice ingénieux que représente la
notion de firme représentative. Mais celle-ci, dont l'objet était de faire
la synthèse des caractéristiques essentielles de l'industrie («modal
conditions»), n'autorisait la poursuite de l'analyse en termes d'équilibre
partiel, qu'à la condition expresse de diluer le concept d'industrie dans
l'analyse du comportement des firmes. On mesure donc les conséquences de
l'analyse de Latsis : la dégénérescence du programme de recherche
néoclassique n'atteint pas seulement les extensions de la théorie de la
firme, mais les fondements méthodologiques mêmes sur lesquels elle s'appuie
: l'analyse en termes d'équilibre partiel. II - La théorie de la firme, comme obstacle à la progression de la pensée
scientifique.
A ce stade, il s'agit pour nous, d'une part, de qualifier la nature de
cet obstacle épistémologique[19] que constitue la théorie de la firme,
d'autre part, de montrer comment il fonctionne comme tel dans le champ de
l'économie industrielle, et enfin d'en analyser le