L'investissement des entreprises : de la décision ... - Hal-SHS
Trois moments sont proposés : une exploration du lien entre l'institution ... Cet
examen conduit à la description de différents scénarios de savoirs et à la prise
en .... Ce principe se décline sous formes d'étude (partie formelle), de méthode ...
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Investissement
Anne Pezet
La décision d'investissement occupe une place singulière dans la
littérature de gestion. Décision éminemment stratégique dans bien des
cas[1], elle intéresse avant tout le champ de la finance. Il n'est qu'à
voir le contenu des ouvrages standard dans les deux spécialités pour
apprécier la forte tonalité financière du traitement de l'investissement en
gestion. Celui-ci correspond cependant peu aux pratiques et à l'impératif
d'exercer un contrôle qui ne soit pas qu'a priori sur l'ensemble d'un
processus complexe. Au point de vue classique synchronique, et limité dans
l'espace, nous voudrions ici substituer une perspective temporelle et
spatiale plus étendue afin de mieux comprendre, et par conséquent de mieux
maîtriser, la nature d'un acte complexe. Nous définirons ainsi
l'investissement comme le processus qui aboutit à une consommation de
ressources (monétaires ou non) et qui incorpore un gain potentiel futur, ce
gain pouvant être financier, économique, social, politique, culturel ou
symbolique. Ainsi l'examen des questions du temps et de la nature de
l'investissement rendront possible la maîtrise d'un processus complexe.
Cette maîtrise est d'autant plus nécessaire que l'ensemble des
microdécisions d'investissement des entreprises détermine le niveau
macroéconomique de l'investissement.
1. La question du temps
L'approche financière de l'investissement est par essence atemporelle
même si de nouvelles démarches tentent d'introduire flexibilité et
réversibilité dans la décision. Une conception diachronique de
l'investissement sera ici proposée afin d'assurer la maîtrise de l'ensemble
du processus.
1. Les limites d'une approche synchronique
La décision d'investissement telle qu'elle est traitée en finance en
particulier se présente comme une décision quasi ponctuelle sans prise en
compte du temps autrement que dans les calculs de gains actualisés. La
théorie financière est particulièrement bien résumée par Charreaux (2001) :
« Schématiquement, le dirigeant, agent parfait des actionnaires, choisit
les investissements parmi un ensemble donné dont il connaît parfaitement
les distributions de probabilités des flux d'exploitation. Cette
connaissance parfaite et commune aux différents acteurs, associée à une
rationalité substantielle et à l'existence supposée de marchés parfaitement
efficients et de contrats complets, entraîne l'absence de conflits
d'intérêts. Le cadre temporel est aussi fixé ; si les flux (ou leurs
distributions) sont parfaitement connus, l'horizon temporel est également
supposé donné et la maximisation de la valeur de la firme se fait par
actualisation des flux sur cet horizon prédéterminé. Le comportement du
dirigeant exclut toute latitude discrétionnaire et les seuls créanciers
résiduels dans ce processus sont les actionnaires. Tous les autres acteurs
sont supposés être rémunérés à leur rémunération d'équilibre, sans
participer au partage de la rente ; le plus souvent, seuls les créanciers
financiers (les obligataires) sont considérés explicitement, leurs créances
étant habituellement supposées sans risque » (p. 23). Cela fleure bon
l'économie du nirvana, selon le mot de Demsetz (1969).
Si l'on détaille cette approche, plusieurs traits émergent. Le premier
est que les projets d'investissement « tombent du ciel ». En effet, la
théorie financière compare les projets X, Y ou Z pour les classer et les
accepter / refuser selon des critères déterminés. Mais, on ne sait pas
comment ces projets éclosent dans (ou hors) l'entreprise. Pourtant, dès
lors que l'on s'intéresse à des projets d'investissement de grande taille,
la question de leur émergence, c'est-à-dire de l'amont de la décision, est
cruciale. Comment l'entreprise a-t-elle connaissance d'opportunités ou de
menaces ? Quels moyens emploie-t-elle pour faire émerger de « bons »
projets ? Ces questions restent dans l'ombre de la décision financière.
Le deuxième trait réside dans une prise en compte du temps limitée et
biaisée. L'évaluation se fait généralement sur des critères de choix
actualisés, la valeur actuelle nette (VAN) et le taux interne de
rentabilité (TIR)[2]. Le procédé de l'actualisation consiste à appliquer
aux gains attendus d'un investissement un taux (dit d'actualisation) qui
provoque la dépréciation progressive de ces mêmes gains, c'est leur valeur
actuelle. La signification de ce procédé est sans ambiguïté : il s'agit de
donner une préférence plus ou moins forte, en fonction du taux retenu, au
présent. En d'autres termes, l'argent d'aujourd'hui vaut plus que l'argent
de demain. Le procédé de l'actualisation sous-tend les méthodes de choix
d'investissement. Il apparaît historiquement comme consubstantiel à celui-
ci (Pezet, 1996). Or ce choix de l'actualisation est largement
conventionnel. À titre d'illustration, deux des termes de la formule de la
VAN déterminent le résultat : la durée de vie de l'investissement et le
taux d'actualisation. La durée de vie de l'investissement est souvent
purement conventionnelle (la durée d'amortissement comptable par exemple).
Elle revient à fermer l'horizon à une échéance donnée et à réduire ainsi le
montant de la VAN. Plus sensible encore est le choix du taux
d'actualisation. La théorie financière le définit comme le coût moyen
pondéré du capital. Mais, le taux retenu est souvent supérieur au coût du
capital. Dans ce cas, les entreprises adoptent un hurdle rate ou taux
barrage afin d'introduire une sécurité supplémentaire. Elles sur-
sélectionnent ainsi leurs investissements.
Enfin, un dernier trait concerne la conception étroite ou idéalisée
que le modèle financier a de la prévision. Il s'arrête à une évaluation a
priori. Celle-ci peut être soumise à quelques analyses de sensibilité (et
si les cash flows étaient inférieurs de 15% à ceux prévus, et si
l'investissement initial dépassait le montant prévu, et si...) mais,
fondamentalement, la question de l'après ne se pose pas. Or, les
investissements demandent du temps pour être réalisés puis encore du temps
pour être rentables (ou pas).
Pour tenir compte de ces limites, le modèle financier s'est
heureusement enrichi d'autres méthodes. Parmi elles, nous retiendrons les
options réelles qui prennent en compte une forme de temporalité. À
l'origine, les options correspondent à la possibilité d'acquérir un droit
sans s'engager de manière définitive sur l'obligation qui pourrait en
découler. Ainsi on achètera une option permettant d'acheter (call) ou de
vendre (put) un titre à un prix déterminé à l'avance et à une échéance
donnée. Si le prix d'exercice de l'option est plus bas (call) ou plus élevé
(put) à l'échéance, on aura intérêt à exercer l'option. Dans le cas
contraire, le possesseur de l'option ne l'exercera pas et n'aura ainsi
perdu que la valeur de l'option, moins élevée que la valeur du titre. La
valeur d'une option dépend de la valeur de l'actif sous-jacent (action par
exemple), du prix d'exercice de l'option, de l'incertitude, de la durée de
l'option, des dividendes et du taux d'intérêt sans risque (Black et
Scholes, 1973). Les options réelles permettent ainsi de prendre en compte
flexibilité et réversibilité dans la décision d'investissement (Dixit et
Pindyck, 1994). Mais cette prise en compte ne s'applique qu'à la décision
et non au processus complet de l'investissement. La question du temps reste
ouverte.
2. Considérer la dimension temporelle de l'investissement dans le temps
pour mieux le maîtriser
Le modèle financier, atemporel par essence, n'est pas véritablement
adapté à la maîtrise du processus de l'investissement. La prise en compte
des temps de l'investissement, qui se succèdent mais se superposent aussi
est indispensable à une meilleure appréhension d'une décision fondamentale
pour les entreprises et l'économie en général. Plusieurs « moments »
caractérisent ce processus. Ces moments peuvent être longs ou courts,
historiques ou contemporains. Ils se déroulent de manière ponctuelle,
continue ou même séquentielle avec des ruptures et des allers-retours (voir
le schéma 1).
Le premier moment est long et historique. Il dessine les contours du
contexte dans lequel le processus de l'investissement va se dérouler. Celui-
ci peut être vu comme une construction qui dépend du « paradigme culturel »
que l'entreprise s'est forgé au cours du temps (Pezet, 2000 ; Johnson,
1987), il détermine la façon dont l'entreprise « lit » son environnement.
Ce contexte possède deux dimensions : extérieure et intérieure à
l'organisation. Le contexte extérieur se compose en particulier des
marchés, des technologies et des régulations. La décision d'investir est
d'abord fortement liée à l'appréciation de marchés au premier rang desquels
le marché des biens ou services servis par l'investissement. Les débouchés
sont en effet au c?ur de la décision d'investir. D'autres marchés peuvent
aussi être cruciaux : les matières premières, l'énergie, la main-d'?uvre,
etc. Pour chacun d'entre eux, l'entreprise évalue les disponibilités, les
prix, la qualité[3]. Cet ensemble constitue un contexte favorable ou non à
l'investissement. Les technologies et les régulations le complètent. Les
premières déterminent les choix opérés en matière de processus de
production mais aussi de systèmes d'information, etc. Les secondes tracent
les contours formels