Einstein et la pensée de la matière - Hal-SHS

Le troisième, connu comme la théorie de la relativité restreinte, ouvrait l'une des
.... tenait à l'examen des théories existantes correspondant à chaque genre de ...

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in Bachta, Abdelkader (éd.), La science einsteinienne : ses origines,
son contenu et sa portée, Actes du Colloque, Université de Tunis, 12-14
décembre 2005
Champ continu et quanta :
LES DEUX APPROCHES THÉORIQUES DE LA MATIÈRE SELON EINSTEIN
LE RAPPORT DE LA THÉORIE À SON OBJET
Michel Paty* Résumé.
Les trois articles pionniers publiés par Einstein en 1905, sur la
théorie moléculaire, les quanta de lumière et la relativité restreinte,
portent sur trois objets différents, exactement délimités, pour
lesquels sont proposés trois modes spécifiques d'approche théorique.
Les recherches ultérieures du savant distingueront toujours, dans la
même ligne de pensée, le domaine atomique et quantique et celui du
champ continu, malgré sa conception de l'unité de la matière et sa
préoccupation pour une théorie unifiée. On peut y voir une
caractéristique de son style scientifique propre, où la dimension
critique accompagne la perspective d'un enserrement théorique étroit de
l'« objet » physique considéré. La pensée critique prépare une
construction théorique sur la base de concepts et de principes
physiques identifiés. La séparation corrélative des approches
théoriques pour des objets de nature différente (comme le champ continu
et les phénomènes quantiques) apparaît comme l'effet d'une pensée du
rapport d'adéquation au plus juste (stricte et « complète », dans un
sens bien défini) entre la théorie et l'objet qu'elle se propose de
décrire et d'expliquer.
Mots-clés.- Champ continu, Einstein, Physique moléculaire et atomique,
Probabilité physique, Quanta, Rapport théorie-objet, Rayonnement
électromagnétique, Relativité, Style scientifique, Unité théorique. Les travaux d'Einstein en physique semblent respecter une
séparation stricte entre les recherches qui portent, d'une part, sur la
physique du continu spatio-temporel (théorie de la relativité
restreinte et de la relativité générale, tentatives de théories
unifiées de la gravitation et de l'électromagnétisme, cosmologie) et,
d'autre part, sur les propriétés atomiques et quantiques des corps.
Chacun de ces deux grands thèmes renvoie à un genre d'objet
caractéristique, appréhendé par un type de représentation théorique
très différent de l'autre. Préoccupé par les deux dès ses premières
recherches et tout au long de sa vie, Einstein les a toujours traités
de manière distincte, tellement distincte que l'on s'est étonné parfois
que ces recherches théoriques soient l'?uvre de la même personne. En
vérité, on trouve, dans ces deux champs d'appréhension des phénomènes
physiques, la même "griffe du lion" (pour reprendre l'expression de
Jacques Bernoulli à la réception d'une pièce anonyme de Newton), la
même précision et le même angle de perspective, fondamentale et
conceptuelle, dans l'approche du problème posé. Si la méthode de
traitement diffère, c'est clairement en raison de la nature de l'objet.
Nous voudrions montrer dans ce qui suit comment cette séparation
méthodologique est révélatrice du « style scientifique » propre
d'Einstein, que l'on peut résumer dans ses traits principaux comme
suit. La dimension critique accompagne la perspective d'un enserrement
théorique étroit de l'« objet » physique considéré ; la pensée critique
prépare une construction théorique sur la base de concepts et de
principes physiques identifiés ; la séparation corrélative des
approches théoriques pour des objets de nature différente (comme le
champ continu et les phénomènes quantiques) apparaît comme l'effet
d'une pensée du rapport d'adéquation au plus juste (stricte et
« complète », dans un sens bien défini) entre la théorie et l'objet
qu'elle se propose de décrire et d'expliquer. L'objet de la théorie physique : deux approches de la matière et une
question de style théorique Il est remarquable qu'Einstein, porté comme on le sait à
une vue unitaire, ait abordé ces deux domaines sans les soumettre à une
unification forcée. On peut y voir la marque de son style scientifique
propre, sensible à une exigence particulière d'adéquation "complète"
-en un sens dont nous reparlerons- entre la théorie et son objet. Le
second -l'objet-, c'est-à-dire la matière vue soit comme des
corpuscules discrets -singuliers, voire singularités-, soit comme des
entités -des champs- définis sur un continu spatio-temporel, appelant
la première -la théorie- suivant sa nature et ses nécessités ; et la
théorie, en retour, désignant l'objet suivant ses principes physiques
généraux et ses grandeurs-concepts appropriées.
Cette caractérisation de style paraît plus conforme à ce que nous
pouvons connaître de la méthode de travail d'Einstein, de sa pensée
scientifique, que des qualifications schématiques renvoyant à deux
périodes ou attitudes dans ses recherches en physique, la construction
-empirique- dans sa jeunesse et la critique -au nom d'un rationalisme
et d'un réalisme quasi métaphysiques- à partir de l'âge mûr[1]. On peut
suivre, en vérité, tout au long de ses recherches, de ses premiers
travaux à ses dernières réflexions, la permanence de cette double
préoccupation pour le champ continu et les quanta, et la dualité
persistante, dans ces deux directions, de son approche, toujours faite
d'un examen critique en vue d'une construction théorique.
C'est ainsi que les trois premiers travaux d'Einstein les plus
importants, publiés en 1905, qui attirèrent sur lui l'attention du
milieu scientifique, portaient sur trois sujets différents, bien
délimités et traités par lui selon des approches théoriques distinctes.
L'un concerne la théorie atomique de la matière, un autre l'énergie du
rayonnement lumineux, le dernier la relativité des mouvements en
électrodynamique. Nous y reviendrons. Les deux premiers appartiennent à
l'étude de la constitution de la matière, à laquelle Einstein ne
cesserait par la suite de s'intéresser, par des contributions d'une
rare fécondité, en développant et en discutant ce qui deviendrait la
théorie quantique. Le troisième, connu comme la théorie de la
relativité restreinte, ouvrait l'une des voies royales de ses
recherches, vers la théorie de la relativité généralisée aux mouvements
quelconques et aux champs de gravitation, avec ses prolongements en
cosmologie et sur le champ unifié. Einstein continuerait, par la suite,
ses recherches dans ces deux directions de manière indépendante, et le
plus souvent en alternance.
De 1905 à 1911, l'attention pour les quanta l'emporta, avec une
exception pour un article -fondamental- de 1907, où il faisait une
première synthèse des idées sur la relativité -alors dans le sens
restreint-, et qui constitue ses prolégomènes à la théorie de la
relativité générale. Ayant obtenu des résultats significatifs sur les
quanta -une première forme de dualité ondulatoire-corpusculaire pour la
lumière, l'extension de l'hypothèse quantique à la structure atomique à
travers le problème des chaleurs spécifiques-, il se consacra presque
exclusivement, de 1912 à 1915, à la relativité générale. C'est juste
après avoir mené celle-ci à sa conclusion, à la fin de l'année 1915,
qu'il reprit les problèmes du rayonnement et de la structure atomique
et formula, en 1916-1917, sa théorie semi-classique des quanta,
première synthèse préparatoire des développements à venir qui menèrent,
en 1925-1926, à la mécanique ondulatoire de Erwin Schrödinger et à la
mécanique quantique de Max Born, Werner Heisenberg, Pascual Jordan,
Paul Dirac et d'autres.
Dans la période intermédiaire, de 1923 à 1925, Einstein donna des
contributions significatives sur les aspects quantiques de la matière
tout en développant, indépendamment, ses idées sur la théorie du champ.
Par la suite, cette dernière sembla occuper l'essentiel de son
attention, avec la cosmologie et la théorie unitaire, sur lesquelles
portèrent dès lors quasiment tous ses articles scientifiques. Il mena
ses recherches en marge du courant dominant des physiciens, désormais
tournés vers les développements foisonnants de la physique quantique,
atomique puis nucléaire. Il se tint, à partir de 1927, de plus en plus
à l'écart de cette direction, plongé dans des travaux qui paraissaient
alors plus mathématiques que physiques, abandonnant le rôle de chef de
file dans l'investigation des problèmes les plus actuels de la
physique, qu'il avait tenu pendant vingt ans. On le critiquait vivement
pour ce choix d'une voie considérée comme purement spéculative -sa
fécondité ultérieure n'apparaîtrait que plus tard, avec la cosmologie
évolutionnaire et les théories physiques de symétrie- et pour
l'insatisfaction qu'il manifestait à l'égard des nouvelles conceptions
de la physique.
Cela ne signifie pas pour autant qu'il se soit dès lors
désintéressé de la physique des quanta. Bien au contraire, elle
constituait sa préoccupation permanente, comme il l'avouait à quelques
intimes et comme en témoignent de multiples remarques à ses
correspondants sur les développements de la mécanique quantique, ainsi
que quelques articles, échelonnés régulièrement au long des années,
dans lesquels il s'interrogeait sur le caractère fondamental de cette
théorie. Ces contributions critiques ont eu, en fait, une grande
importance dans l'élucidation d'un certain nombre d'aspects à première
vue paradoxaux de la mécanique quantique.
Le traitement séparé des deux grands types d