L'enseignement des sciences économiques et sociales

Nous voudrions, dans le texte qui suit, soumettre à examen ces différentes
thèses, ... Il s'agit bien de s'en tenir aux faits comme le soulignent, par exemple,
..... à l'abstraction théorique de l'école ricardienne, les héritiers contemporains de
ces ...

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La place des théories dans l'enseignement
des sciences économiques et sociales
Une tentative d'éclaircissement
Alain Beitone
Février 2006
« Deux hommes, s'ils veulent s'entendre vraiment,
ont dû d'abord se contredire.
La vérité est fille de la discussion,
non pas fille de la sympathie. »
G. Bachelard (1940/2002, p. 134)
« C'est sur le terrain de la science
que doit se situer la discussion,
si l'on veut éviter de tomber dans les débats
pour classe terminale et hebdomadaires culturels
où toutes les vaches philosophiques sont noires »
P. Bourdieu (1987, p. 25)
L'enseignement des sciences économiques et sociales est traversé depuis
son origine par un débat récurrent sur la place des théories[1]. Ce débat a
toujours vu s'entrecroiser des arguments de nature épistémologique et des
arguments de nature pédagogique. Presque quarante ans après la naissance
des SES, il est peut être temps d'en finir avec ce débat devenu quelque
peu rituel.
Plus récemment, un nouveau thème de débat a surgit, il porte sur la
question des « fondamentaux ». Il faudrait, selon certains, recentrer
l'enseignement des SES sur des « fondamentaux » ce qui conduirait à mettre
l'accent sur des « mécanismes » plutôt que sur des analyses théoriques, à
mettre l'accent sur des savoirs qui font l'accord des économistes et des
sociologues plutôt que sur des controverses scientifiques (pour un
plaidoyer en faveur de cette approche voir Montoussé, 2004, et, pour une
réponse, Buisson-Fenet, 2005). Les arguments avancés sont essentiellement
pédagogiques : il s'agirait de s'adapter au niveau des élèves et de
faciliter leurs apprentissages.
Nous voudrions, dans le texte qui suit, soumettre à examen ces
différentes thèses, proposer quelques pistes pour sortir des faux débats et
cerner, éventuellement, les divergences et leurs enjeux.
I. Le recours aux théories : une exigence épistémologique
La conception initiale des sciences économiques et sociales (ce que
certains nomment le « projet fondateur ») manifeste une claire méfiance à
l'égard des théories. La discipline scolaire nouvelle s'appelle d'abord
« Initiation aux faits économiques et sociaux ». Il s'agit bien de s'en
tenir aux faits comme le soulignent, par exemple, J. Fourastié ou J.P.
Courthéoux. Les théories sont suspectées de véhiculer des conceptions
idéologiques, on craint aussi qu'elles ne durcissent prématurément de
« jeunes esprits ». Sans doute, cette approche s'explique-t-elle par le
contexte historique : d'un côté un pouvoir politique à la fois conservateur
et modernisateur[2], de l'autre des sciences sociales largement dominées
par une perspective critique (marxisme, structuralisme, sociologie critique
dominent le champ des sciences sociales en France à la fin des années
1960). Mais ce contexte historique singulier ne saurait tenir lieu de
réflexion épistémologique[3].
1. La connaissance scientifique suppose toujours un détour théorique
S'il y a bien aujourd'hui un point qui fait l'accord des diverses
sciences sociales et des divers paradigmes, c'est le caractère
incontournable du recours à la théorisation.
B. Lahire le rappelle dans un ouvrage récent : « Jamais les « faits »
n'imposent leur évidence. Ils supposent toujours un regard (ou un point de
vue) qui les constitue » (Lahire, 2004, p.13). Plus loin il précise : « ...
une chose est sûre : aucune enquête de terrain ni aucune base de données,
quels que soient son étendue et son degré de précision, n'ont jamais
engendré et n'engendreront jamais par elles-mêmes des connaissances
sociologiques si elles ne sont pas conçues, guidées, suscitées, informées,
alimentées par une imagination théorique » (Lahire, 2004, p. 121).
B. Lahire se situe clairement (sur ce point au moins) dans la perspective
tracée par P. Bourdieu. Ce dernier insiste, tout au long de son ?uvre, sur
l'importance des théories. Il ne méconnaît pas les risques d'un
« théoricisme » qui éloignerait de l'investigation empirique, mais il
insiste sur la nécessité de défendre la science et la théorie : «
...l'absence de théorie, d'analyse théorique de la réalité, que couvre le
langage d'appareil, enfante des monstres. (...) Je ne suis pas assez naïf
pour penser que l'existence d'une analyse rigoureuse et complexe de la
réalité sociale suffise à mettre à l'abri de toutes les formes de
déviations terroristes ou totalitaires. Mais je suis certain que l'absence
d'une telle analyse laisse le champ libre. C'est pourquoi, contre
l'antiscientisme qui est dans l'air du temps et dont les nouveaux
idéologues ont fait leurs choux gras, je défends la science et même la
théorie lorsqu'elle a pour effet de procurer une meilleure compréhension du
monde social. On n'a pas à choisir entre l'obscurantisme et le scientisme »
(Bourdieu, 1979/1980, pp.17-18).
Tous les courants d'analyse (en sciences économiques comme en sociologie)
adoptent la même posture à propos de l'importance des théories. Inutile
sans doute de revenir sur le cas de K. Marx (Marx, 1857/1965) et sur ses
conceptions épistémologiques qui le conduisent à préconiser une démarche
consistant à s'élever de l'abstrait au concret. Mais on peut citer J.-B.
Say : « Qui est-ce qui connaît le mieux les faits que le théoricien qui les
connaît sur toutes leurs faces, et qui sait les rapports qu'ils ont entre
eux » (Say, 1803/1972, p. 12). A. Marshall a une position comparable
lorsqu'il fait observer (avec son sens habituel de l'équilibre) que
« l'économiste doit être avide de faits, mais les faits par eux-mêmes
n'apprennent rien » (Marshall, 1890/1971, p. 148). Pareto va dans le même
sens et affirme : « l'abstraction constitue pour toutes les sciences la
condition préliminaire et indispensable de toute recherche » (Pareto,
1906/1981, p. 17)[4]. On pourrait continuer à parcourir les auteurs
marquants, orthodoxes aussi bien qu'hétérodoxes, et retrouver partout cette
insistance sur l'importance des théories.
L'épistémologie économique souligne, elle aussi, qu'il est vain d'opposer
faits et théories[5]. C'est ce qu'écrivait fort justement jadis S.
Latouche : « Cette problématique consistant à opposer les « faits » à la
théorie existante, qu'elle soit celle des contestataires radicaux, de Baran
et Sweezy, de Sismondi ou de l'école historique allemande, est
caractéristique de l'empirisme. L'opposition des faits à la théorie suppose
que les faits possèdent en eux-mêmes le principe de leur connaissance et
qu'ils peuvent être opposés directement au savoir intellectuel. L'erreur de
cette problématique, c'est d'opposer un savoir humain qui gît dans le
cerveau à un savoir qui résiderait directement dans les faits eux-mêmes »
(Latouche, 1973, p. 24). Latouche reprend ici à son compte les acquis de
l'épistémologie contemporaine : de G. Bachelard à K. Popper, celle-ci ne
cesse d'insister sur la nécessaire formulation de « problèmes » ou de
« conjectures ». L'accent y est mis sur le fait que la démarche
scientifique suppose l'adoption d'un point de vue sur le réel, sur le fait
que celui-ci est construit (comme objet scientifique) à partir des
questions que les théories permettent de poser. Parmi les innombrables
références possibles, citons ce bref passage de Popper : « Mon point de vue
est, en bref, que notre langage ordinaire est plein de théories, que
l'observation est toujours une observation faite à la lumière de théories,
que seul le préjugé inductiviste conduit à penser qu'il pourrait y avoir un
langage phénoménal exempt de théories et susceptible d'être distingué d'un
langage théorique ». (Popper, 1934/1973, p. 58).
L'accord semble donc très large sur le fait que la production de
connaissances scientifiques, en sciences sociales comme dans les sciences
de la nature, suppose la mobilisation d'approches théoriques. Au demeurant,
comme le soulignait B. Malinowski, il n'y a pas vraiment à choisir, toute
activité de connaissance, même quand elle se présente comme purement
descriptive, suppose le recours (conscient ou non) à la théorisation : « Il
n'est pas de description qui soit vierge de théorie. Que vous vous
efforciez de reconstituer des scènes historiques, d'enquêter sur le terrain
auprès d'une tribu sauvage ou d'une communauté civilisée, d'analyser des
statistiques, d'opérer des déductions à partir d'un monument archéologique
ou d'une découverte préhistorique - chaque énoncé et chaque raisonnement
doit passer par les mots, c'est-à-dire par les concepts. Chaque concept à
son tour est le fruit d'une théorie, qui décide que certains faits sont
pertinents, et que d'autres sont des intermèdes fortuits; qu'enfin les
choses se passent ainsi parce que des personnes l'ont voulu, des masses ou
des agents matériels du milieu ambiant (Malinowski, 1944/1970, pp. 12-13).
Certes, un certain nombre de controverses existent à propos du statut
épistémologique des théories ; cependant, elles relèvent dans une large
mesure, selon nous, du malentendu.
1.2. De quelques faux débat