Contre la tyrannie mémorielle - matiereapenser

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: NOM : (en majuscule, suivi s'il y a lieu, ... Le génocide juif. 4- En rédigeant un ...

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Contre la tyrannie mémorielle
Défense de dire. Défense de rire. Défense de choquer. Défense de diverger.
L'affaire des caricatures de Mahomet ou le débat houleux sur la
colonisation mettent en lumière ce constat : il est de plus en plus
difficile, en France, d'échapper à la police de la pensée.
Elisabeth Lévy
Ce ne sont ni d'éternels rebelles ni des pétitionnaires professionnels,
mais la fine fleur des historiens français. Pas le genre à défiler en rangs
serrés tous les quatre matins. Ils fréquentent plus les colloques
universitaires que les plateaux de télévision. Ces éminents savants sont
pourtant entrés en dissidence avec éclat. Contre la bigoterie mémorielle
qui prétend imposer à chacun une lecture unique, moralisante - et forcément
sombre - du passé national, ce commando de choc revendique la « liberté
pour l'Histoire ». Cri d'alarme qui est le titre du manifeste dans lequel
les 19 signataires initiaux demandent l'abrogation de toutes les lois
mémorielles, ou plus précisément de leurs articles normatifs, quel que soit
l'événement qu'elles prétendent mettre à l'abri des « assassins de la
mémoire ». C'est que le danger ne vient plus tant des assassins que des
adorateurs d'une mémoire nécessairement souffrante. « Descendante d'esclave
», selon l'étrange définition acceptée sans examen par une partie notable
des élites, la romancière Françoise Chandernagor plaide pour que l'on sorte
de la confusion. « La mémoire est tissée d'erreurs et d'affects, alors que
l'Histoire remet à distance. Quand le Parlement décide de célébrations,
très bien, il est dans son rôle. Mais comment les députés peuvent-ils
décréter que les Arméniens ont été victimes d'un génocide ou que la
colonisation a été positive ? »
Qu'on ne s'y trompe pas. Il ne s'agit pas d'une querelle interne à la
corporation savante. En prenant en otage le discours sur le passé, en
imposant une histoire pieuse, c'est la liberté de penser qu'on assassine,
assurent les élégants conjurés. C'est dire le sens d'un combat qui se livre
à coups de pétitions et de tribunes, dans les journaux, les forums de
discussion, les bureaux feutrés d'éditeurs parisiens, mais aussi dans les
amphithéâtres et salles de professeurs. Effervescence qui prouve au moins
que les censeurs n'ont pas gagné. Ils sont loin d'être défaits.
Défense de dire. Défense de rire. Défense de choquer. Défense de diverger.
La France s'enorgueillissait d'être l'un des berceaux de la pensée critique
- une terre où les idées combattent les idées. Elle paraît saisie par la
passion de l'interdit. Soustraits à l'examen par la loi et la doxa, vérités
officielles et points de vue certifiés conformes pavent les chemins de la
connaissance. Les contrevenants sont menacés du tribunal de l'opinion - ou
du tribunal tout court. Pourquoi leur répondre quand il est si gratifiant
de les réduire au silence avec en prime l'agréable certitude d'oeuvrer pour
le Bien et le Vrai ? Au mieux infréquentables, au pire délinquants. De quoi
dissuader toute réflexion, toute polémique sur les sujets sensibles, dont
la liste s'allonge en même temps que celle des minorités plus ou moins
agressives décidées à sanctuariser leur part de passé. « Personne n'a envie
de se lancer sur les terrains à procès », s'exclame Françoise Chandernagor.
La mollesse de certaines réactions, notamment politiques, dans l'« affaire
des caricatures de Mahomet » confirme partiellement ce sombre diagnostic. «
Vive la liberté d'expression, mais il ne faut pas blesser les gens »,
décrète le Quai d'Orsay le plus sérieusement. Tout groupe minoritaire peut
donc exiger non seulement de contrôler sa propre histoire, mais d'être
protégé contre la critique. Certes, on peut contester la qualité des
caricatures ou l'opportunité de les publier. Faut-il pour autant plier
devant la menace, l'anathème ou l'exclusion ? « Je suis consterné par ces
dessins, qui illustrent la persistance des vieux stéréotypes sur l'islam,
explique Abdelwahab Meddeb, l'un des plus fins connaisseurs de l'islam.
Seulement, il faut les dénoncer, pas les interdire. Le droit au blasphème
est une invention occidentale, mais aussi une conquête de l'humanité.
L'islam l'a très peu connu, il faut qu'il l'accepte. »
Reste que deux versions du Bien peuvent entrer en collision. L'islam est
certes minoritaire en Europe, mais il demeure une religion, autrement dit
l'une des vieilles lunes dénoncées comme obsolètes par la pensée dominante.
Ce qu'observe Philippe Muray : « Il est facile d'annoncer pour la énième
fois que "la liberté d'expression est non négociable", surtout quand on
applaudit par ailleurs à chaque nouvelle destruction légale de la liberté
de pensée et que l'on vient justement de saluer une première condamnation
par les tribunaux pour "propos homophobes". La vaillante défense de la
liberté et de l'Etat de droit contre les autorités religieuses serait plus
crédible si elle s'exerçait aussi contre les innombrables nouveaux clergés
qui font régner une terreur mille fois plus efficace que les vieilles
puissances religieuses. »
Autant dire que les temps sont durs pour les enfants des Lumières. « On
étouffe », la formule revient sans cesse. « Si ça continue, on ne pourra
bientôt parler qu'en privé », s'alarme Elisabeth Badinter. « On ne peut
déjà plus rien dire », pense la majorité silencieuse, quotidiennement
sommée de faire acte de contrition pour les crimes de ses lointains
ancêtres. « Le risque est précisément que l'on assiste à une révolte de la
majorité contre les minorités », redoute Pierre Nora. Académicien, éditeur,
historien, le maître d'oeuvre des « Lieux de mémoire » est à la pointe du
combat contre la tyrannie mémorielle, comme s'il voulait contribuer à
maîtriser sa créature devenue folle.
On finit par regretter l'époque où on faisait le coup de poing, quand «
cocos » et « fachos » se mettaient des peignées au quartier Latin. C'est à
la loyale, par la vigueur de leur verbe et de leur conviction, que les
dreyfusards ont fait triompher la vérité. Au sortir d'un siècle de fer, on
répète pieusement « plus jamais ça ». Contre les prêcheurs de haine, on ne
sait plus que dégainer des lois. Comme s'il était acquis que la Raison ne
peut rien contre Faurisson. De surcroît, lorsqu'on commence à refuser la
liberté aux ennemis de la liberté, la tentation est grande de définir comme
tels tous ceux avec qui on n'est pas d'accord.
Placé sous tutelle par le Parlement, tenu en joue par le juge, le débat,
qu'il porte sur le passé ou sur le présent, se réduit de plus en plus à une
litanie de procédures et d'excommunications. Raffinement suprême ou
supercherie éhontée, la vindicte se pare des atours de la générosité,
l'exclusion se décrète au nom du pluralisme. Pour avoir refusé de se
joindre au choeur compassionnel qui a élevé les incendiaires de nos
banlieues au rang de victimes innocentes, Alain Finkielkraut est dénoncé
comme raciste, c'est-à-dire, selon sa propre expression, comme ennemi de
l'humanité. « C'est à ce moment-là que j'ai compris qu'il fallait agir »,
affirme Elisabeth Badinter.
Pour nombre de chercheurs, c'est avec le procès intenté par le Collectif
DOM à Olivier Pétré-Grenouilleau, paisible savant devenu à son corps
défendant le symbole de la liberté menacée, que la ligne blanche est
franchie. L'idée du manifeste et d'une association chargée d'assister les
chercheurs attaqués est d'ailleurs née au cours d'une réunion organisée à
Sciences po pour le soutenir. Il est vrai que cet historien reconnu avait
commis l'inacceptable en critiquant la « loi Taubira » - qui qualifie de
crime contre l'humanité « la traite et l'esclavage », mais seulement quand
ils ont été commis par l'Occident. Critiquer une loi, c'est osé. Mais
alors, faut-il promptement traîner en justice ceux qui se sont déchaînés
contre le texte prohibant les insignes religieux à l'école ? Et ceux qui se
sont opposés au vote de l'état d'urgence, les laissera-t-on jouir de
l'impunité ? « Ce n'est pas pareil », rétorquent les chercheurs de
sensibilité plutôt bourdivine, qui, depuis un an, ont concentré leurs
attaques contre la loi sur « les effets positifs de la colonisation » -
seul texte mémoriel issu des rangs de la droite. Gérard Noiriel, historien
de l'immigration, est l'un des leaders de cette révolte volontairement
sélective. « On ne peut pas mettre sur le même plan une loi qui fait
l'apologie de la colonisation avec celles qui condamnent le racisme,
l'esclavage, la persécution de masse. Avant de supprimer les articles
concernés, déclare-t-il à L'Express, il faut s'interroger sur les réactions
des groupes sociaux ou des groupes de pression mémoriels concernés. » On ne
saurait dire plus clairement que la loi n'est plus l'expression de la
volonté générale mais la traduction des rapports de forces entre groupes
d'oppression, heureuse définition de Muray.
Concernant les crimes commis par l'Occident, la seule attitude acceptable
est une vénération de nature quasi religieuse. C'est à se demander s'il
valait la peine de libérer les affaires humaines de l'emprise de l'Eglise
pour fabriquer du sacré catégoriel dont les prêtres sont des associations
persécutrices traquant l'hérétique avec autant de fougue - mais
heureusement moins de pouvoir- que la Sainte Inquisition. « Tout cela
renvoie à une vision idyllique de l'Histoire, explique Max Gallo, qui a
également été pris à partie pour sa coupable indulgence à l'égard de
Napoléon. Le conflit et sa forme extrême, la guerre, seraient un accident.
Or l'homme détruit de l'homme, on ne peut pas échapper à ce constat. » A
interpréter le passé dans la langue de l'actualité, c'est-à-dire des droits
de l'homme, on s'interdit de le comprendre et on se prive des vertus de
l'oubli. « Une société ne peut pas rester éternellement en colère contre
elle-même », écrit Paul Ricoeur. Ou alors c'est qu'elle traverse une crise
profonde.
Annoncé il y a quelques jours, le retrait de la plainte contre Pétré-
Grenouilleau est largement imputable à la mobilisation des intellectuels et
au soutien des médias, preuve que l