Quelle place pour la littérature européenne

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Quelle place pour la littérature européenne
dans les programmes ?
Avec
. Monique NEMER,Conseiller du Président de Hachette Livre
. Romain LANCREY JAVAL,Professeur agrégé de lettres
Le débat est animé par Eric PORTAIS.
[pic] Eric PORTAIS
Monique Nemer, vous avez été enseignante de littérature comparée pendant de
nombreuses années ; puis, vous avez été directrice éditoriale de la maison
Stock. Romain Lancray Javal, vous êtes professeur agrégé de lettres, vous
enseignez en khâgne et hypokhâgne.
Pour ouvrir ce débat, je me demande si on entend par littérature européenne
l'ensemble des ouvrages écrits par des auteurs nés dans les pays européens.

Monique NEMER
L'expression « littérature européenne » semble renvoyer à une définition
facile à cerner : ce serait l'ensemble des écrivains - et des ?uvres -
issus des pays européens. Mais, immédiatement, plusieurs questions se
posent:
Aimé Césaire, député d'un département français , est indiscutablement un
écrivain français; le perçoit-on pour autant écrivain « européen » ?
Kafka a écrit en allemand mais il était tchèque - un pays qui ne fait pas
partie de l'Europe politique. Est-il un écrivain européen ? Et
Dostoïevski ? Qu'en est-il de cet écrivain russe ?
Quant à Salman Rushdie, qui est britannique, fondateur du Parlement
européen des écrivains, vient-il spontanément à l'esprit de l'inclure dans
les écrivains européens ?
En d'autres termes, qu'est-ce qui fonde la « littérature européenne » ? La
langue ? L'entité géographique ? Les nouvelles instances politiques ?
Paradoxalement, plus l'Europe s'établit politiquement, plus la notion de
culture européenne devient difficile à cerner. De la Renaissance à la fin
du XVIIIe siècle, cette culture commune est relativement claire - ce n'est
d'ailleurs pas par hasard que les références du programme de cette
rencontre sont Dante, Shakespeare et Goethe...

Romain LANCRAY JAVAL
Nous n'avons pas rappelé que Monique Nemer était professeur de littérature
comparée. J'ai été son élève.

Monique NEMER
En effet, je participe à ce débat à deux titres. D'un côté, j'ai été
professeur de littérature comparée et je crois profondément à la nécessité
de transmettre de l'héritage. Cette partie de moi est complètement
convaincue de l'existence d'une matrice de culture européenne : Cervantès
est bien la matrice du roman européen et Shakespeare la référence de
l'ensemble du théâtre européen. Mais une universitaire travaille surtout
sur des auteurs « panthéonisés »...
D'un autre côté, je suis éditeur de la Bibliothèque cosmopolite de chez
Stock et, à ce titre, je publie des auteurs au présent, qui appartiennent à
notre modernité - et à sa complexité.

Romain LANCRAY JAVAL
J'occupe également deux fonctions : j'enseigne en khâgne et hypokhâgne et
je rédige des manuels scolaires et para-scolaires chez Hachette. Je
constate également une autre contradiction.
Quand j'étais lycéen, je n'ai pas du tout étudié la littérature européenne.
Par exemple, je n'ai jamais lu une ligne d'Hamlet pendant toute ma
scolarité, ni en français, ni en anglais. Les grands auteurs dont vient de
parler Monique, Kafka et Dostoïevski, n'entraient pas à l'école.
Depuis, ces auteurs sont entrés dans les programmes. Dans les manuels de
collège, on peut étudier une centaine de titres d'auteurs européens. Le
programme de 1ère prévoit une ouverture sur l'espace européen. En
terminale, des ouvrages européens ont été introduits : Hamlet de
Shakespeare, La vie est un songe de Calderon, Les nouvelles de Petersbourg
de Gogol ont été mis au programme du baccalauréat.

Eric PORTAIS
Quand on parle de Gogol, est-ce, ou non, de la littérature européenne ?

Monique NEMER
Le principe « Nous faisons l'Europe ; donc, ouvrons les élèves à la
littérature européenne » est évidemment excellent. Je voulais simplement
dire que la notion est moins facile à cerner qu'il n'y paraît. La
littérature européenne, ce n'est pas la superposition des paramètres
langue, nationalité, territorialité, concept d'Europe des quinze - j'inclus
la « territorialité » à côté de la nationalité pour prendre en compte les
écrivains français des Caraïbes comme Aimé Césaire, Patrick Chamoiseau,
Giselle Pineau , Xavier Orville.

Cela dit, pour moi, « l'européanité » se définit surtout par des domaines
d'influence, ou plutôt d'imprégnation. Par exemple, je dirais que Faulkner
est un écrivain américain mais je me poserais la question concernant Henry
James. Je mesure bien que tout cela est peu « scientifique ». Reste que
pour le passé, il n'y a pas tellement de discussion. C'est plus compliqué
pour les contemporains.

Romain LANCRAY JAVAL
Le problème que soulève Monique Nemer a déjà été posé par Tzvetan Todorov
dans son livre « Nous et les autres » : il s'agit de la superposition
possible de questions qui sont en fait des questions différentes : la
question de la langue, la question de la culture, la question des valeurs
et la question de l'espace et du territoire.

Todorov commence son essai par un constat : on peut maîtriser plusieurs
langues et ne pas posséder pour autant les références culturelles de ces
langues ; inversement, peut-on avoir accès à diverses cultures sans pour
autant maîtriser les langues ?

Le pari d'une culture européenne, si elle existe, est le pari de la
traduction qui donne accès au fonds culturel commun par-delà l'obstacle
linguistique.

Monique NEMER
C'est vrai, mais je souhaiterais préciser deux points avant d'en arriver au
problème de la traduction.
Je me demande en premier lieu si la question de l'accès à la littérature -
ou plus globalement à la culture européenne doit être la préoccupation des
seuls enseignants de littérature que nous sommes. Je pense qu'elle concerne
aussi d'autres enseignants. Par exemple, quand on étudie en histoire la
montée du nazisme, lire La résistible ascension d'Arturo Ui de Brecht ou
regarder le film Cabaret - pourtant américain - peut être intéressant.
En second lieu - et c'est peut-être un propos un brin provocateur - je
pense que nous devons nous interroger sur les raisons pour lesquelles il y
a lieu d'étudier la littérature européenne : après tout, d'aucuns
pourraient penser que le fonds de littérature française est déjà énorme.
Pour ma part, je le crois, dans la lignée de la grande conception du
cosmopolitisme du XVIIIe siècle : connaître les ?uvres des autres pays
européens, pratiquer l'échange intellectuel, c'est ?uvrer à la fondation d'
une opinion publique commune européenne, établie sur une civilité et une
sociabilité élargies, comme on disait au siècle des Lumières. Le dessein
est alors politique - au sens ancien du mot : ce qui concerne la Cité. Il
s'agit de penser une « cité » plus vaste, plus ouverte. Pour être plus
claire - et moins « bas bleu » - disons que saupoudrer l'enseignement de
quelques textes européens me semble moins intéressant que qu'organiser une
réflexion ouverte, qui les inclut dans un projet.

Romain LANCRAY JAVAL
Certains professeurs de français s'inquiètent de l'entrée de la littérature
européenne en classes de 1ère et terminales. Pendant des décennies, on a
étudié la littérature française à l'école avec le Lagarde et Michard, ou
d'autres manuels, parce que le système éducatif français s'était largement
constitué après la défaite de 1870. Il y avait un grand enjeu national,
idéologique et culturel de défense du patrimoine français, avec le
classicisme comme fer de lance.
Mes amis anglo-saxons s'étonnent du fétichisme des Français attachés à leur
littérature et se réfèrent pour leur part aux référe nces bibliques. Leur
fonds culturel commun est la Bible alors qu'en France, on citera plus
volontiers des vers de La Fontaine ou de Molière.
Les professeurs actuels ne défendent pas ce patrimoine de la France
éternelle, porteuse de valeurs universelles mais ont d'autres craintes.
En premier lieu, les enseignants qui ont passé le concours de l'agrégation
de lettres modernes avec son épreuve de littérature comparée, quelquefois
contestée, ont été ouverts aux richesses des littératures étrangères. Par
contre, ceux qui reçu une autre formation disent qu'ils connaissent mal la
littérature européenne et qu'ils peinent à enseigner ce qu'ils ne
connaissent que partiellement.
En second lieu, de même qu'il y a une littérature franco-française, il y a
des exercices franco-français, telle l'explication de texte et la
dissertation française, qui n'existent pas sous la même forme dans d'
autres pays étrangers. L'explication de texte de 20 lignes, qui reste un
exercice d'examen, est difficile à conduire sur un texte étranger.
Enfin, si on travaille sur des littératures européennes, quelle sera la
langue travaillée ? Tout ce qui est de l'ordre de l'ancienne analyse
stylistique devient évidemment problématique.

Eric PORTAIS
Adhérez-vous aux arguments que vous venez de nous présenter ?

Romain LANCRAY JAVAL
Je me suis interrogé sur l'intitulé de notre débat : s'agit-il de la place
de la littérature européenne aujourd'hui ou de la place qu'elle devrait
avoir ?

Monique NEMER
Je pense qu'on entendait la « place qu'elle devrait avoir ». Mais comment
faut-il prendre la question ? Pour ma part, j'aimerais que ma petite-fille
entre dans la culture européenne sous l'égide « du même et de l'autre » :
on se reconnaît quelque chose de commun, et on a des individualités.
J'aimerais qu'elle prenne conscience de la richesse des regards croisés -
ceux de Morand, de Larbaud, de Cendrars qui ont été des voyageurs
littéraires, de l'apport des écrivains « translangues » - Bianciotti,
Kundera, Kadaré - bref de tout ce qui déborde les seules frontières
nationales. Et en même temps, qu'elle garde le sentiment d'appartenir à un
monde esthétiquement fort, à l'héritage littéraire exceptionnel - et pour
cela attirant. Un pays dont la littérature s'enrichit sans cesse d'auteurs
qui parlent sa langue mais qui possèdent un imaginaire différent, nourri
d'autres références que celle du seul héritage hexagonal, soit