ricoeur et la sémiotique - Hal-SHS

De cet examen, on peut retirer l'impression que Ricoeur a lu la sémiotique
greimassienne (classique) à partir d'un point de vue qui ne pouvait pas l'intégrer
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RICOEUR ET LA SÉMIOTIQUE
UNE RENCONTRE « IMPROBABLE » ?
Louis PANIER
Université Lumière Lyon 2
UMR 5191 - ICAR (CNRS-Lyon2)
Louis.panier@univ-lyon2.fr
RÉSUMÉ : La recherche de Paul Ricoeur dans le champ de l'herméneutique est
marquée par une longue fréquentation de la sémiotique greimassienne qu'il a
voulu intégrer à la construction de l' « arc herméneutique de
l'interprétation ». Cet article cherchera à comprendre la lecture que fait
Ric?ur de la sémiotique, de ses postulats et de ses modèles
constitutionnels. On tentera de relever certains points de malentendu dans
cette rencontre, et de voir en quoi la pratique de la sémiotique peut
entrer selon son propre chemin dans un projet de lecture et
d'interprétation. ABSTRACT : Paul Ric?ur's works in hermeneutics are marked by the fact he
has for a long time studied Greimas' semiotics that he wanted to consider
as part of « interpretation hermeneutic arch ». Our paper will try to
understand in which way Ric?ur considers semiotics, their rules and their
constitutive models. We shall try to point out some misunderstandig points
in this meeting of hermeneutics and semiotics, and we shall to study how
uses of semiotics may follow a specific path in a project of reading and
interpretation.
Mots-clefs : RICOEUR - SÉMIOTIQUE - INTERPRÉTATION - RÉCIT -
ÉNONCIATION - LECTURE
En mai 1985, pendant la soirée au cours de laquelle furent remis à A.
J. Greimas les volumes d'hommages consacrées à son ?uvre (1), Ricoeur
concluait son allocution par ces mots de remerciements : « Monsieur
Greimas, vous m'avez appris à lire ! » et l'expression de cette gratitude
se retrouve dans les articles écrits par Ricoeur après la mort de Greimas.
Les pages qui suivent ne chercheront pas dire ce qu'a pu être la
relation d'estime voir d'amitié entre ces deux penseurs, mais tenteront de
voir la place et la fonction que Paul Ricoeur a pu ou voulu attribuer à la
sémiotique (greimasienne en particulier) dans sa réflexion. Entre les deux
hommes, on a pu parler d'une « amitié improbable » (selon l'expression de
M. L. Fabre), entre le philosophe qui s'interroge sur « la possibilité de
la compréhension de soi comme le sujet des opérations de connaissance, de
volition, d'estimation (2), et le sémioticien qui s'interroge sur la
production et les conditions de la signification et qui fonde son
élaboration d'une théorie du langage sur des analyses de corpus. La
rencontre reste improbable dans la mesure d'une part où elle ne s'imposait
pas et parce que, d'autre part, il n'est pas sûr que les deux projets aient
pu, et puissent, véritablement se rencontrer. La sémiotique dans l'arc herméneutique ? Pour Ricoeur, la question concerne l'articulation entre expliquer et
comprendre au sein d'un projet herméneutique dans lequel le problème de la
lecture des textes est central ; question ancienne qui se pose à lui dès
les travaux sur la philosophie de la volonté, sur la symbolique du mal, et
qui croise celle des rapports entre vérité de l'histoire et vérité du
récit. Sa réflexion le conduit à cette formulation qui revient souvent sous
sa plume : « expliquer plus pour comprendre mieux ». Dans le nouage de ces
questions, Ricoeur élabore ce qu'il appelle un « arc herméneutique de
l'interprétation »(3), dans la tension et la dynamique duquel il souhaite
inscrire la sémiotique et sa propre théorie du récit et de la narration.
Pour Greimas, la démarche est autre pour aborder les textes. L'approche
greimassienne de la signification est d'origine sémantique et linguistique
(Saussure, Hjelmslev). Elle suppose les distinctions entre un plan de
l'expression et un plan du contenu et l'analyse de leurs formes
spécifiques, elle considère les textes comme une manifestation de
l'articulation de la signification. Ils sont le lieu d'observation à partir
desquels pourront être élaborés les modèles constitutifs de la
signification.
Sur l'arc herméneutique, un premier temps est celui de la
précompréhension, moment existentiel, subjectif qui va déterminer le
rapport fondamental au texte. Vient ensuite le moment de l'explication,
moment au sein duquel on peut placer les différentes approches
« scientifiques » du texte (philologique, historico-critique, linguistique,
sémiotique) ; l'explication est au service de la compréhension. Dans un
troisième temps vient la compréhension médiatisée du texte. « Il n'est pas
de compréhension de soi qui ne soit médiatisée par des signes, des symboles
et des textes ; la compréhension de soi coïncide à titre ultime avec
l'interprétation appliquée à ces termes médiateurs (Ricoeur 1986 : 29) ».
Cet horizon problématique est la toile de fond de la rencontre entre
Ricoeur et la sémiotique. L'analyse structurale, comme on l'appelait à
cette époque, était-elle apte à prendre place dans le deuxième temps
(explication) de l'arc herméneutique ? Peut-elle être - et comment - mise
au service d'un projet d'interprétation et de compréhension de soi ? Elle
se présentait bien comme une discipline objective d'explication (non
causale, mais structurale) des textes, mais ses présupposés
épistémologiques semblaient incompatibles avec le projet herméneutique dans
lequel Ricoeur voulait l'inscrire (4). Le débat avait été déjà posé - assez
durement - avec Claude Lévi-Strauss : le structuralisme n'oeuvrait-il pas
pour « la mort du sujet » (5) ?
La rencontre entre Ric?ur et la sémiotique greimassienne eut lieu, elle
fut d'abord assez méfiante, comme on le verra, elle aboutit finalement à
cette reconnaissance (« M. Greimas, vous m'avez appris à lire »), mais à
quel prix ? Relisant les textes qui jalonnent cette rencontre et ces
contacts, ne découvre-t-on pas comme un malentendu réciproque ? De cet
examen, on peut retirer l'impression que Ricoeur a lu la sémiotique
greimassienne (classique) à partir d'un point de vue qui ne pouvait pas
l'intégrer comme telle, en ne saisissant pas exactement le statut de la
composante discursive dans le dispositif alors génératif. De son côté la
sémiotique greimassienne a cru intégrer certains aspects de la
problématique de Ricoeur (les structures modales et tensives, les pré-
conditions du sens ne pouvait-elles pas correspondre au lieu de la
précompréhension postulée par le 1er temps de l'arc herméneutique de
Ricoeur ?) avec le risque de passer d'une problématique du langage à une
problématique du sens. Nous voudrions dans les pages qui suivent développer
cette « impression » et en mesurer les conséquences sur la pratique de la
lecture des textes.
En effet, il est peut-être très difficile d'intégrer la sémiotique dans
la perspective herméneutique que Ric?ur propose, mais il vaut la peine de
s'interroger sur les transformations qu'une pratique effective de la
lecture sémiotique des textes peut opérer sur l'expérience de
l'interprétation. Au c?ur de cette interrogation, il faut inscrire la
question du « sujet » et les renversements qu'y opère une problématique
sémiotique du discours et de l'énonciation.
Pour Ric?ur, il s'agissait bien de faire entrer la sémiotique dans
l'arc herméneutique de l'interprétation : « A cet égard, écrit-il, la sémiotique textuelle de Greimas me
paraissait illustrer à merveille cette approche objectivante,
analytique, explicative du texte, selon une conception non causale
mais structurale de l'explication. C'est à elle que je donnai la
préférence dans mes tentatives pour intégrer explication et
compréhension à ce que j'appellerai volontiers l'arc herméneutique de
l'interprétation (6)». On est difficilement plus clair...
Mais si l'on donne à la sémiotique cette place, on lui assigne comme
fonction d'être la reprise explicative de cette pré-compréhension
existentielle (intelligence narrative) qui ouvre le parcours de
l'interprétation de soi. C'est ainsi d'ailleurs que Ricoeur, dans les
premiers articles qui commentent la sémiotique de Greimas, interprète la
grammaire narrative et critique ce qui pour lui est une fausse
objectivité : « Je vois la sémiotique comme une simulation rationnelle de
ce que nous avons pré-compris, d'une certaine façon, par notre culture, au
milieu des récits (7) ». A quoi Greimas répondait avec un peu d'humeur :
« Si nous savons, ou pré-savons, tout, nous n'avons pas besoin de
sémiotique ! ». Peut-on à la fois intégrer la sémiotique comme le moment
explicatif et objectif de l'arc herméneutique et dénier l'objectivité à
laquelle elle prétend ?
La sémiotique avait sans doute quelques difficultés à se trouver ainsi
placée, ou plutôt « déplacée » puisqu'on lui affectait un objet qui n'était
pas véritablement le sien : en effet, le récit comme « mise-en-intrigue »
ou « configuration » de l'action ne doit pas être confondu avec la
narrativité greimassienne (8). L'explication de ce qui a toujours-déjà été
compris ne peut se confondre avec un projet de construction (et de
modélisation) d'un objet-de-connaissance qui n'est pas le récit, mais les
systèmes de signification qui s'y trouvent mis en ?uvre. On ne peut pas
confondre la « mise-en-intrig