LE MYTHE DU DEFICIT DEMOCRATIQUE EUROPEEN

Mais il existe un mode de contrôle démocratique qui, quoique indirect, joue un
plus ... de fonctionnaires nationaux, un examen parlementaire ex ante dans
certains .... nous dit-on, parce que la libre concurrence entraîne « un nivellement
par le ...

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Raisons Politiques (Paris, May-June 2003)
[ Manuscript version of final text ] Andrew Moravcsik
Le mythe du déficit démocratique européen
La dernière décennie a vu l'émergence de principes constitutionnels
susceptibles de régir les affaires de l'Union européenne pour les années à
venir. Les traités d'Amsterdam et de Nice ont échoué à modifier la
configuration de l'Union de manière significative. En dépit de toute sa
rhétorique, la Convention constitutionnelle, qui doit rendre son rapport au
cours de cette année, n'apportera probablement pas de grands changements.
Les propositions les plus ambitieuses et toujours en discussion - extension
limitée du vote à la majorité qualifiée, création d'un forum pour les
parlementaires nationaux, restructuration du Conseil européen, par exemple
- ne font que renforcer des tendances déjà présentes, sans en créer de
nouvelles. L'intégration progressera d'autant plus que le stock de « grands
projets » viables viendra à épuisement. L'approfondissement de la
coopération dans les domaines de la politique étrangère, de la justice et
de la politique monétaire ne réclame que de légères réformes
intergouvernementales, et rares sont les autres projets d'importance se
profilant à l'horizon. Le domaine d'activité actuel de l'Union européenne
correspond aux souhaits des citoyens exprimés dans les sondages.
Si aucune réforme majeure n'est en vue, pourquoi avoir mis sur pied une
convention constitutionnelle ? La plupart des hommes politiques, des
commentateurs et de nombreux acteurs de l'opinion publique européenne vous
répondront : parce que l'UE souffre d'un grave « déficit démocratique ».
Dans le communiqué du sommet de Laeken, qui a lancé le processus, les chefs
d'État et de gouvernement européens ont déclaré que le manque de légitimité
démocratique de l'UE était le « premier défi auquel devait faire face
l'Europe » - défi auquel la Convention elle-même est censée trouver une
solution. Certes, certaines des raisons présidant à ce sentiment d'un
« déficit démocratique » ne sont pas éliminables : une organisation
multinationale à l'échelle d'un continent est vouée à paraître plutôt
distante de chacun de ses citoyens pris individuellement. Les organismes
multilatéraux manquent de l'enracinement dans une histoire, une culture et
un symbolisme communs sur lesquels s'appuient la plupart des politiques
individuelles. Pourtant, nombreux sont ceux qui pensent voir un problème
plus immédiat dans le manque réel de responsabilité et de légitimité des
institutions et c'est pour corriger ce problème présumé qu'on a réuni la
Convention.
Il n'est pas difficile de voir pourquoi les institutions européennes
semblent manquer de légitimité démocratique. Seul un organisme de l'UE est
élu directement au niveau européen : le Parlement. Ce dernier a beaucoup
moins de pouvoir que ses homologues nationaux et son élection, qui a lieu
sur un mode décentralisé, ne mobilise que faiblement les électeurs de
chaque pays qui choisissent parmi des partis nationaux en fonction de
questions nationales plutôt qu'européennes. La Commission européenne est
très largement perçue comme un organe technocratique et lointain. La Cour
de justice européenne, constituée de quinze juges nommés, a, en revanche,
un pouvoir relativement étendu comparé aux normes européennes. Le Conseil
des ministres, la plus puissante des institutions bruxelloises, rassemble
des ministres, des diplomates et des officiels de chaque pays qui
délibèrent souvent en secret. À la droite de l'échiquier politique,
certains trouvent que l'UE empiète sur les libertés individuelles. À
gauche, nombreux sont ceux qui voient l'Union comme un retour au 19e
siècle, à un État néolibéral et fiscalement faible. Les directives
européennes promeuvent un élargissement et un approfondissement du marché
et ne proposent en compensation qu'un nombre limité de politiques sociales. Pourtant, aucun de ces faits ne permet de remettre en cause la
légitimité démocratique des institutions européennes. Je prétends au
contraire que, si au lieu de mesurer l'Union européenne à l'aune d'un
modèle utopique de démocratie, nous adoptons des critères raisonnables et
réalistes d'évaluation de la gouvernance moderne, alors l'affirmation selon
laquelle l'UE manque de légitimité démocratique n'est pas confirmée par les
faits. Il est injuste de juger l'Union européenne en fonction d'exigences
auxquelles aucun gouvernement moderne ne peut répondre. Les gouvernements
des États délèguent régulièrement leurs pouvoirs à des institutions telles
que cours constitutionnelles, banques centrales, organes de régulation et
ministère public. De même qu'ils contrôlent la puissance publique par le
biais de la séparation des pouvoirs plutôt que par le recours à la
démocratie directe.
L'équilibre des pouvoirs inscrit dans la Constitution, le contrôle
démocratique indirect via les gouvernements nationaux et la montée en
puissance du Parlement européen sont des éléments suffisants pour s'assurer
du fait que les décisions de l'Union sont, dans presque tous les cas,
honnêtes, transparentes, efficaces et adaptées aux demandes des citoyens
européens. En outre, la plupart des analystes ne mesurent pas la symbiose
existant entre choix politiques nationaux et européens - il existe une
division du travail où les fonctions communément déléguées ont tendance à
être assumées par l'UE, tandis que celles qui requièrent la participation
populaire restent en grande partie aux mains des États nationaux. Cela
donne l'impression d'une Union européenne non démocratique, alors qu'elle
ne fait que se spécialiser dans les domaines de la gouvernance démocratique
qui demandent une participation politique moins directe. Il serait toujours
possible, bien sûr, de critiquer la tendance plus générale à la gestion
bureaucratique, à la judiciarisation, au renforcement du pouvoir exécutif ,
mais pourquoi l'UE devrait-elle seule essuyer le plus fort de l'attaque ?
La plupart des critiques négligent les conclusions relativement optimistes
qui devraient être tirées des faits parce qu'ils évaluent l'Union
européenne à l'aune d'une forme utopique de démocratie délibérative.
Le plus ancien des arguments en faveur de la démocratie, qui remonte au
moins à John Locke - entre autres - et à la naissance de l'Europe moderne,
réside dans le fait qu'elle constitue le régime le plus à même de garantir
un « gouvernement limité », en contenant le pouvoir arbitraire et
potentiellement corrompu de l'État. Les inquiétudes soulevées par les
mauvaises performances de l'UE à cet égard sont accréditées par la nature
ouvertement technocratique de bon nombre de réglementations communautaires,
par le rôle joué par les personnalités non élues à Bruxelles et par la
distance géographique et culturelle qui sépare ces organes régulateurs de
« l'homme de la rue » européen. Il n'est donc pas surprenant que la gestion
des affaires européennes par des technocrates nationaux et supranationaux -
le « despotisme bureaucratique » exercé depuis Bruxelles par « un super
État », comme l'écrit Larry Siedentop, professeur à Oxford, dans La
démocratie en Europe - constitue un sujet d'inquiétude largement répandu
parmi les spécialistes de la politique européenne contemporaine. Siedentop,
faisant une lecture curieusement anachronique de l'histoire de l'UE, voit
le projet communautaire comme une émanation du gouvernement français dont
les ambitions - ne différant pas de celles de Louis XIV ou de Napoléon -
seraient d'appliquer le modèle étatique français à l'échelle du continent.
Nombreux sont les libéraux de droite et les défenseurs du libre échange qui
partagent ce point de vue, en particulier au Royaume-Uni.
Pourtant, la menace d'un super État européen est une illusion. Les
règles constitutionnelles inscrites au c?ur des traités européens font
peser sur la conduite de la politique européenne des contraintes extrêmes.
Elles allient des éléments inspirés de la démocratie consensuelle des Pays-
Bas, du fédéralisme canadien, de l'équilibre des pouvoirs américain et du
pouvoir fiscal limité de la Suisse - chacun de ces éléments apparaissant
sous une forme encore renforcée. Il en résulte une institution politique
qui, en première approximation, n'a aucun pouvoir de taxation, de dépenses,
d'exécution ou de coercition et qui, dans de nombreux domaines, n'exerce
aucun monopole légal sur l'autorité publique.
Le maintien de la sécurité par le monopole de la force légitime est la
plus ancienne et la plus fondamentale des missions de l'État moderne.
Cependant, l'Union européenne ne possède ni police ni armée ni services de
renseignements conséquents et a peu de chances de pouvoir s'en doter dans
un avenir proche. Même si les plans les plus ambitieux actuellement
discutés en matière de défense européenne étaient entièrement réalisés,
l'UE ne contrôlerait que 2 % des forces européennes de l'OTAN - et ces
forces ne pourraient être utilisées que dans un petit nombre d'actions de
maintien de la paix. Les contraintes fiscales impliquent un certain degré
de rationalisation des dépenses liées aux acquisitions militaires, pourtant
l'UE n'envisage pas d'étendre son contrôle sur les dépenses militaires par
ce moyen. Bien que l'UE favorise la coordination des efforts de lutte
contre la criminalité internationale, la structure de base des polices
nationales, des juridictions pénales et des systèmes de répression reste