L'imagination en négociation

Dans l'analyse d'une négociation, le seul examen de la rationalité de l'accord .....
Il organise la forme de l'échange, le processus de discussion, en laissant toute
sa .... y compris le reniement ; l'autre vers la profondeur, le sens caché, discret, ...

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L'imagination en négociation[1] (paru dans Communication & Langages, N°142,
décembre 2004, Armand Colin.) Olivier Fournout
Dans l'analyse d'une négociation, le seul examen de la rationalité de
l'accord final, évalué après coup, néglige - a priori, ou par manque
d'information - le chatoiement de la négociation en acte, où les paroles
font événement. Pour saisir ce « chatoiement », Olivier Fournout nous
propose de passer par le menu des interactions, par cet enchevêtrement
d'arrivages qui constitue un dialogue, afin de comprendre ce qui se passe
vraiment dans une négociation. Après l'analyse du négociateur comme "mère
confidente " (Communication & langages, n°136, 2003), voici l'examen d'un
dialogue de fiction qui nous permet d'avancer dans la compréhension d'un
« savoir négocier » bien réel. Et il semble bien que l'« incandescence de
vie »[2] au théâtre nous amène à nouveau sur un plateau l'investissement de
l'imagination propre à toute négociation.
Le but de cet article est de décrire la part que prend l'imagination dans
une négociation. Dans Comment réussir une négociation, le chapitre
« imaginer des solutions procurant un bénéfice mutuel »[3] consacre de
nombreux développements aux techniques de créativité comme le remue-
méninge. Ils recommandent l'élargissement du champ des solutions possibles,
à un moment particulier de la résolution conjointe de problèmes. Je
voudrais ici tenter de démontrer que les effets de l'imagination dépassent
de part en part cette phase de « créativité » de la négociation. La thèse
est qu'ils irriguent chaque moment de la négociation. La productivité du dialogue. Pour y parvenir, je pars de l'hypothèse qu'il faut en passer par l'examen
de dialogues complets de négociation ; que ce travail de l'imagination
n'apparaîtra qu'avec le déploiement de la discussion qui conduit au
résultat. Or, les négociations du passé proche et ancien ne nous arrivent
pas sous la forme de la transcription in extenso des prises de parole
successives. Des comptes-rendus peuvent exister; mais ils synthétisent. Les
protagonistes de la négociation ont le loisir, après-coup, d'accorder des
interviews à des chercheurs ou des journalistes; mais ils reconstituent.
Ils magnifient les conséquences visibles du dialogue, comme les décisions
finales, plus accessibles et intéressantes pour qui privilégie le résultat
de la discussion plutôt que le processus qui y conduit. Ce qui est manqué,
c'est la productivité du dialogue, c'est-à-dire le lien entre la forme qui
a présidé au dialogue et son issue. Le choix d'un texte de théâtre comme support d'analyse[4] pallie la
pauvreté des traces dialoguées de négociations. Mais une autre raison, plus
engagée, y conduit : le pari de la sagesse spécifique du champ théâtral,
dès qu'il est question des structures fondamentales de l'interaction
humaine. Avec un tel projet, la réflexion part en quête des savoirs que
recèlent la littérature et les arts de la dramaturgie, de la scène et du
dialogue. La connaissance qui s'éclaire en entrant dans le détail des
?uvres de fiction présente un caractère spécifique. Cette source de savoir
peut entrer en rivalité avec d'autres sources : soit en contribuant, par sa
clarté propre, à enrichir, complexifier ou étendre certaines théories ;
soit en contestant la primeur de certaines conceptions ; soit en les
rendant soudain pâles, par comparaison ; soit en offrant, plus
radicalement, des vues alternatives ou complémentaires. La question des
rapports de force entre formes culturelles et disciplines se trouve alors
posée, ainsi que celle des lignes de partage susceptibles d'évoluer.
Pourquoi les ?uvres littéraires et théâtrales ne constituent-elles pas un
pilier dans les recherches et les études en sociologie, gestion,
communication et sciences de l'ingénieur ? La socio-psychologie a élevé
Douze hommes en colère au rang de film culte des programmes d'études
supérieures dans cette discipline[5] : mais l'appel généralisé à un film
d'exception ne rachète pas l'oubli de tous les autres. Dans un numéro précédent de Communication & langages, je me suis penché sur
la pièce de théâtre de Marivaux, La mère confidente[6]. Il s'agissait pour
moi de montrer que la négociation qui se déroule dans La mère confidente ne
le cède en rien à ce que les théories modernes de la négociation prévoient.
Dans le présent article, je tenterai d'aller plus loin et de montrer que la
lecture minutieuse du texte de théâtre amène à formuler quelques
corollaires aux théories de la négociation, dans la direction, annoncée en
préambule, d'un rôle étendu de l'imagination, au-delà des phases proprement
« créatives ».
L'imagination fabrique du nouveau avec du donné. La faculté d'imagination débordant l'exercice de créativité repose sur une
notion positive et étoffée d'imagination. Avant d'entamer la lecture du
texte de théâtre qui permettra de déplier les multiples situations
d'activité imaginative au cours d'une négociation, quelques indices peuvent
être livrés de la conception sous-jacente de l'imagination. « Développer l'imagination », dit Stanislavsky aux acteurs qu'il dirige,
consiste à « apprendre à préparer ces images intérieures qui seront la base
de vos rôles »[7]. Ces « images intérieures » ont trait à des actions
concrètes, des objets, des événements, des mots, des rythmes ; elles sont à
la fois créées et observables. Ni élucubrations ni fantaisies, elles
s'attachent au réel auquel elles se référent en tant que possibilités :
« L'imagination crée des choses qui peuvent exister ou arriver, tandis que
la fantaisie invente des choses qui n'existent pas, n'ont jamais existé et
n'existeront jamais», écrit Stanislavsky[8]. L'imagination qui se rapporte au possible du réel est aussi celle qui
intéresse le plus Goethe et Eckermann : « une imagination qui n'abandonne
pas le terrain de la réalité et qui procède avec l'étalon du réel et du
connu, dans ses démarches, pour entrevoir et pressentir des choses
inconnues »[9] précise Goethe qui, dans ce passage, vante l'?uvre d'un
naturaliste de son époque. L'argument est repris à la lecture d'une
élégie : « "La représentation est si vrai, dis-je (c'est Ekermann qui parle(, qu'on
dirait que vous avez travaillé sur quelque chose de réellement vécu."
- Je suis enchanté, dit Goethe, que cela vous semble ainsi. Rares sont ceux
qui ont l'imagination et le goût du réel. »[10] Aussi bien pour Stanislavsky que pour Goethe, l'imagination se signale par
la formation d'images qui entretiennent une relation avec ce qui existe ou
pourrait exister. Cette puissance de l'imagination est tournée vers
l'action (préparer une performance, dérouler un programme de recherche,
toucher un lecteur) et le pressentiment d'une connaissance (nourrir un
rôle par des éléments contextuels concrets, entrevoir une découverte,
saisir la vie d'un personnage). Elle confectionne du nouveau avec du donné.
Lors d'une prise de décision, en vue d'une action, se demander Étant donnée
la situation, que faire ? revient à faire ?uvre d'imagination : concevoir
du nouveau - une action possible, à venir, encore non avérée -, à partir
d'un donné - la situation telle qu'elle est perçue. Le cognitiviste M. Turner abonde dans cette direction. Sans avoir à entrer
dans le raffinement de la théorie des champs mentaux dont il s'inspire[11],
je relève juste quelques soubassements de son approche qui n'entrent pas en
contradiction avec les conceptions de Stanislavsky et de Goethe. Pour M.
Turner, la faculté d'imagination guide les opérations mentales courantes,
« dans la cognition humaine ordinaire et même, comme Georges Perec le dit,
la cognition humaine infraordinaire »[12]. L'imagination y est décrite
comme « l'aptitude à innover » ou encore « l'aptitude à créer de nouveaux
concepts, de nouveaux modèles mentaux »[13]. M. Turner distingue aussitôt
soigneusement ce qui est de l'ordre du « schéma mental » et ce qui relève
du « sens » accordé au schéma. Dans cette polarité énoncée, l'imagination
penche du côté du sens : « C'est l'imagination qui fournit le sens en
réponse au modèle ou à l'expression formels»[14]. Il n'est donc de sens
donné au visible qu'investi de l'opération d'imagination. Enfin,
l'imagination crée avec de l'existant, par fusion ou mélange (« blend » en
anglais) de champs mentaux donnés. Cette activité mentale fondamentale,
soutient M. Turner, « est l'origine de notre aptitude à inventer du
sens »[15], et notamment de l'usage métaphorique du langage[16].
Contradictions cognitives. S'il est vrai que la représentation théâtrale a, de tout temps et en tout
lieu, éveillé chez le spectateur de profondes « contradictions
cognitives »[17], c'est-à-dire des sentiments ambigus, à la fois de réalité
et de fiction, alors la pièce dont je vais analyser certaines séquences de
dialogue, Le souper de Jean-Claude Brisville, ne devrait pas manquer de
nous troubler. Le souper met en scène la rencontre d'un certain « Talleyrand » et d'un
certain « Fouché » dans la nuit du 6 au 7 juillet 1815. La situation de
départ, telle que nous la restitue la pièce de théâtre, est la suivante :
nous sommes le 6 juillet 1815, trois semaines après Waterloo[18], la
France est dirigée par un Gouvernement provisoire dont Fouché est le
président[19], Paris est occupé[20], les deux hommes viennent de se
rencontrer chez Wellington qui commande l'armée d'occupation. Brisville
imagine leur dialogue, en tête à tête, un peu avant minuit, chez
Talleyrand, dans le « salon de l'Aigle »[21], où ils vont souper. Je n'adresserai pas la question du réalisme historique de la pièce.
L'historien, Jean Tulard, nous dit de l'?uvre de Brisville qu'elle est « un
régal »[22]. Mon point de vue consiste à explorer un autre lieu de
troublante fidélité au réel : Le souper nous offre un grand moment de
négociation. Brisville écrit en marge de son tex