proposition pour un numéro de semen ? printemps 2012 - Hal

CTDI : 03h00 , TP : 21h00, Total présentiel: 24H00 .... Un partiel en milieu de
semestre, et un examen terminal en fin de semestre. 8) Qualité des Intervenants
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Présentation
Pour une épistémologie critique Marie-Anne Paveau
« Voir ses yeux ». Une réflexivité créative Éric Didier est psychanalyste et reçoit surtout des enfants. Il a publié
récemment un ensemble de conférences prononcées en Chine en 2010, sous le
titre : Moi, je laisse faire, je regarde les étincelles. La première
contient un paragraphe intitulé « Pourquoi je vois pas mes yeux ? », où il
associe les enfants, les chercheurs et les artistes dans leur remise en
cause des évidences du monde. Chercher à « voir ses yeux », destituer
l'ordinaire pour maintenir ouverte la question du sens, ce sont pour lui
des occupations communes à ceux qui s'éveillent au monde et ceux qui
essaient de le comprendre : S'il y a un trait spécifique au moment de l'enfance, c'est la capacité
de s'étonner. On peut parier que la première question qui pourrait
être posée par un nouveau-né au moment où il arrive au monde serait
« Mais qu'est-ce que c'est que ça ? » Cette question, il va la poser
un peu plus tard, quand il sera enfant ; il va la poser à la moindre
occasion. À l'âge adulte, cette capacité de s'étonner va le plus
souvent disparaitre, sauf pour les chercheurs et les artistes qui
vont, eux, garder ce trait de l'enfance, cette capacité de questionner
ce qu'ils rencontrent. Je crois que la très grande majorité des
humains se bornent à prendre ce qui arrive comme une donnée
incontestable, non questionnable, une donnée qu'il faut subir même si
on doit s'en plaindre. Un bel exemple d'un questionnement radical d'un
enfant, c'est celui d'un ami dont les parents m'ont raconté qu'il n'a
pas parlé, qu'il n'a pas prononcé un mot pendant quatre ans. Un jour,
à table, il a posé cette question devant ses parents, ce fut sa
première parole : « Pourquoi je vois pas mes yeux ? » Sacrée
question ! Les enfants sont d'abord des explorateurs qui vont
questionner et subvertir les objets que les adultes ont depuis
longtemps appris à voir sous l'angle de leur utilité, ou tout
simplement, comme des « évidences ». Les enfants font pipi dans les
pots de fleurs. J'ai vu une petite fille qui connectait un casque hi-
fi à une bouteille de vin ! Destitution de l'objet utile. Elle fait
écouter de la musique à une bouteille de vin ou elle fait boire, elle
enivre la musique, c'est-à-dire qu'avec deux objets très différents,
elle fabrique un nouvel objet. Cela, nous, nous ne savons plus le
faire (Didier 2011 : 18-19). Cette conception repose sur des catégories sans doute un peu stéréotypées,
mais la description du rapport au monde est intéressante et parlante pour
les travaux rassemblés ici : connecter un casque hi-fi à une bouteille de
vin, c'est un peu, en effet, l'objectif de ce numéro. Comme ils ne sont
plus des enfants, les auteurs de cette livraison proposent plutôt de
destituer l'ordinaire des mainstreams, de réinterroger les évidences, de
faire en un mot un pas de côté qui permette de modifier la perspective afin
de construire de nouveaux regards sur les questions posées par les
linguistiques du texte, du discours et de l'interaction (désormais TDI).
Cet écart n'est pas gratuit, mais veut répondre aux modifications
épistémologiques repérables dans ces domaines ces dix ou même vingt
dernières années, en particulier celles qui impliquent la réalité, le
contexte, l'environnement, l'action. Ces réponses passent par une critique
constructive des théories et méthodologies courantes, et le désir de
présenter et de diffuser des approches moins connues, et par conséquent
moins disciplinarisées et moins didactisées. C'est la perspective de
l'épistémologie critique, que nous définissons comme une observation
réflexive des théories et méthodes qui aboutissent à l'élaboration des
connaissances. Le terme critique n'est pas à prendre au sens commun de
contestation de résultats ou destruction d'arguments, mais bien au sens
circulaire de retour des théories et des méthodes sur elles-mêmes (essayer
de « voir ses yeux ») ou latéral d'effectuation d'un écart qui permet de
modifier les perspectives. La critique est un outil de la réflexivité en
même temps qu'elle en est un des fondements.
L'épistémologie, en particulier critique, est peu développée dans les
disciplines TDI, et elle est principalement mobilisée par les réflexions
sur les méthodes d'enquête et les postures des chercheurs en
sociolinguistique (par exemple Robillard (dir.) 2009, Boyer (dir.) 2010).
Il faut donc s'inspirer des questionnements d'autres disciplines : dans le
champ de la philosophie de la connaissance, Ernest Sosa, l'une des figures
importantes de la « virtue epistemology », propose une distinction très
intéressante entre deux types de savoir, le "savoir animal" et le "savoir
réflexif" : One has animal knowledge about one's environment, one's past, and
one's experience if one's judgements and beliefs about these are
direct responses to their impact - e.g., through perception or memory
- with little or no benefit or reflection or understanding. One has
reflective knowledge if one's judgement or belief manifest not only
such direct response to the fact known but also understanding of its
place in a wider whole that includes one's belief and knowledge of it
and how these come about (Sosa 1991 : 240). Le savoir réflexif est évidemment mieux garanti que le savoir animal, la
valeur du dernier n'étant cependant pas niée. Mais le premier est soutenu
par une « vertu intellectuelle », notion développée par Aristote, oubliée
ensuite au profit d'un idéal objectiviste, voire positiviste, mais
réhabilitée dans certains développements de la philosophie de la
connaissance à partir des années 1950 : « For reflective knowledge you need
moreover an epistemic perspective that licenses your belief by its source
in some virtue or faculty of your own » (Sosa 1991 : 277). Le savoir
réflexif est donc celui qui bénéficie d'une perspective, d'un regard de
l'agent, le "knower", qui examine son savoir et le teste, en quelque sorte,
à partir de ses facultés propres.
Les critiques de l'état actuel des sciences humaines et sociales en France
et ailleurs sont nombreuses, mettant en exergue en particulier l'extrême
parcellisation des savoirs et la spécialisation des chercheurs. C'est le
constat que fait Bernard Lahire, regrettant dans Monde pluriel que
« l'enfermement disciplinaire », la trop grande division du travail en
sciences humaines et l'hyperprofessionnalisation empêchent les chercheurs
de prendre en compte les « liens d'interdépendance » entre leurs objets,
les « couplages » et les circulations entre les différents domaines des
pratiques sociales : Tous les grands chercheurs inventifs [...] ont su allier rigueur de la
pensée et ouverture maximale d'esprit vis-à-vis des disciplines
connexes, avec le souci de ne jamais empêcher la mise en ?uvre d'un
ars inveniendi par l'application aveugle de démarches ou de méthodes
disciplinaires entièrement routinisées. C'est parce qu'ils étaient
davantage préoccupés par la construction scientifique pertinente de
leur objet [...] que par le respect des frontières disciplinaires,
qu'ils ont pu faire progresser, chacun à leur façon, les sciences
humaines et sociales (Lahire 2012 : 329-330). C'est aussi la position d'Alexandre Dorna, dressant un tableau critique de
l'état des SHS actuellement, à partir d'un examen de la psychologie : selon
lui, la parcellisation des savoirs, la promotion des microthéories, le
recours trop systématique au quantitativisme et un investissement trop
important dans une vérité de la technologie entrainent « l'épuisement des
grands paradigmes unitaires d'une part, et la fragmentation en disciplines
autosuffisantes » (Dorna 2008 : en ligne)[1]. En analyse du discours par
exemple, le travail sur certains objets constitue le mainstream de la
discipline et assurent par là l'intégration et la reconnaissance des
chercheurs dans le domaine[2]. Rares sont les interrogations sur le
phénomène : pourquoi cette concentration ? cette légitimité ? cette
nécessité, presque, de travailler sur certaines question pour que son
travail soit reconnu comme étant de l'analyse du discours ?[3] Et rares en
sont les critiques bien sûr, dont l'absence définit justement la notion
même de mainstream[4]. Ce phénomène correspond bien à ce que Jay Rothman et
ses collaborateurs appellent avec d'autres la densité des disciplines :
« As disciplines grow and become dense with theorists, there is an
overcrowding in the academic field with many scholars studying the same
patrimony and asking the same questions. Such density is not characterized
by innovation » (Rothman et al. 2001 : 65). Cette densité finit par
déboucher sur l'épuisement des paradigmes dont parle Alexandre Dorna, mais
également celui des objets eux-mêmes. Les connaissances n'avancent pas dans
l'accord consensuel et le développement du mainstream ; elle se
renouvellent dans ces « pas de côté » souvent scientifiquement impertinents
qui permettent d'inventer de nouveaux chemins et cheminements. Les auteurs
rappellent alors la richesse d'un concept élaboré par Mattei Dogan et
Robert Pahre (1990), qui ressemble bien à la description empirique d'Éric
Didier : la « marginalité créative (creative