Les visages de Médée - Hal-SHS
Soixante ans après Corneille, Longepierre accorde lui aussi une place ... répond
en tous points aux critiques que Pellegrin avait formulées dans l'Examen sur la
..... la transformation du personnage sous le coup des humiliations, sa cruauté, ...
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« Les visages de Médée sur la scène française classique » Le choix du thème de Médée, figure emblématique de la passion,
se justifie par l'abondance des illustrations qu'elle sucita sur la
scène française de l'époque classique. L'épisode de la légende le plus
communément retenu est emprunté à Euripide et à Sénèque : c'est celui
de la vengeance de Médée, après que le couple en fuite eut trouvé
refuge à Corinthe, à la cour du roi Créon, et que Jason eut renié
Médée[1]. Cet épisode particulièrement sanglant associe, depuis
Euripide, régicide et infanticide, effets de la vengeance de la
magicienne. Il marque le basculement d'une figure que le Grand Siècle
a voulu humaine vers le crime le plus irrecevable (le régicide) et le
plus inhumain (l'infanticide).
À la suite de la première tragédie de Corneille, qui marque
l'avènement de la lecture classique de la légende, fleurirent
tragédies (notamment celle de Longepierre) et tragédies en musique, au
premier rang desquelles la Médée que Thomas Corneille écrivit sur le
tard et qui fut mise en musique par Marc Antoine Charpentier (créée à
l'Académie Royale de Musique en 1693), mais aussi Médée et Jason
(créée sur cette même scène royale en 1713), dont la musique fut
composée par Joseph-François Salomon. Médée, thème tragique, fut donc
aussi, bien avant Cherubini, un thème lyrique en France, comme il
l'avait été en Italie dès les années 1640[2]. L'ensemble de ces ?uvres
constitue un corpus cohérent, chaque auteur prenant position par
rapport à ses prédécesseurs : la tragédie en musique de Thomas
Corneille (1693) fut profondément marquée par la référence admirative
à la première tragédie du frère aîné (1634) ; Longepierre, publiant
une Médée en 1694, avait vu l'opéra de Charpentier sur les vers de
Thomas ; et les auteurs de cantates se réfèrent indirectement à la
tragédie en musique de Charpentier. Pellegrin enfin, dont la tragédie
mise en musique par Joseph-François Salomon connut un vif succès
pendant toute la première moitié du XVIIIe siècle, s'appuie sur la
Médée de Pierre Corneille pour critiquer durement celle de
Longepierre. Aucun de ces auteurs ne mentionne la très sénéquienne
Médée de La Péruse[3], première tragédie française à avoir connu les
honneurs de l'édition ; Pierre Corneille - dont la Médée doit beaucoup
à Sénèque et, selon ses dires, rien à Euripide[4] - est considéré par
ses successeurs comme le premier auteur français à avoir traité ce
thème. Enfin, l'appropriation, par les genres de concert, des sujets
de l'opéra, explique le florissement de cantates sur le même sujet, en
particulier celle que Nicolas Bernier intégra à son quatrième
livre[5], vraisemblablement édité en 1703, et celle que Nicolas
Clérambault composa sur les vers de Marie de Louvencourt, éditée en
1710. L'histoire de Médée imposait une dualité : dans l'épisode
corinthien, Médée apparaît amoureuse et magicienne, femme bafouée et
infanticide. Chez Sénèque, la dualité du personnage se résolvait dans
la bascule d'une figure humaine vers la figure du monstre, Médée
perdant, volontairement, toute humanité, pour s'extraire
définitivement de sa condition et accéder à une forme d'héroïsme
monstrueux, qui suscite l'horreur et force l'admiration.
Dans la tradition classique, il n'est plus question de résoudre
la dualité par la peinture de l'inhumanité monstrueuse. La Médée
sénéquienne alimente au XVIIe siècle une lecture morale : le théâtre
mimétique imposait en effet une humanisation de la figure de Médée,
lisible dès La Péruse, qui repose sur la nécessité d'offrir au
spectateur un miroir de la condition humaine. Au XVIIe siècle, la
répudiation infamante de l'épouse de Jason et les humiliations
successives qu'elle subit sont ramenées à la question des passions.
L'action volontaire qui, chez Sénèque, conduit Médée au crime, se
transforme en une passion dont l'héroïne serait victime ; le choix se
mue en fatalité et Médée, « toute méchante qu'elle est » selon les
termes de Corneille, devient miroir des passions humaines. Suivant
l'usage dramatique qu'on en veut faire, on distingue deux usages des
passions à la scène : le premier consiste à les dominer ; le second, à
montrer leur nocivité, alors qu'elles sont en principe dominées dans
la vie[6]. Ce théâtre des passions va en effet de pair avec la
moralité du théâtre classique. Dès lors que Médée est traitée comme
une figure humaine, victime de la fureur qui la pousse à la vengeance,
son entière culpabilité ne tombe plus sous le sens. À ce titre, Médée
est moralement supérieure à la Cléopâtre infanticide de Rodogune,
qu'anime une froide ambition dont elle reste maîtresse jusque dans le
choix de sa victime.
Or la tragédie classique, morale, cathartique, suppose la
désignation d'un coupable. Chez Sénèque, la fin de la tragédie met en
scène Jason reniant les dieux ; à partir de Corneille, la fin de la
tragédie est consacrée à la punition (possible ou impossible) du
coupable - autrement dit, à l'enseignement qu'on peut tirer des
passions ; même si le procès de Médée demeure impossible, puisque la
magicienne s'envole sur un char tiré par des dragons, échappant ainsi
à toute justice humaine. La question centrale devient donc celle de la
culpabilité, sur laquelle se fonde la moralité de la tragédie. Le
XVIIe, après Corneille, humanise Médée, sans la déculpabiliser ;
d'abord en mettant en valeur les causes humaines de son geste, ensuite
en insistant sur la culpabilité des autres personnages : Jason,
coupable direct, Créon et Créüse, coupables indirects. Les variations
d'une ?uvre à l'autre ne reposent pas sur l'issue du procès intenté à
la meurtrière : l'enjeu repose moins sur la nécessité de régler la
question de la culpabilité que de la construire ; ce qui suppose un
parcours tragique. Si Médée est humaine, comment peut-elle en arriver
au régicide et à l'infanticide ? Corneille, puis son cadet Thomas,
puis Longepierre, tentent d'épuiser la question de la culpabilité par
la situation morale du personnage, s'appuyant sur la thèse de la
légitimité de la fureur et de la vengeance. Médée se trouve
partiellement légitimée (sans être innocentée) par les outrages et les
humiliations qu'elle a subis et devient justiciable aux regards des
humains, sinon des Dieux, dans un drame qu'on a pu taxer de
« bourgeois », drame qui rend vraisemblable le meurtre commis par une
femme, mère, bafouée, humiliée, répudiée, isolée, jetée hors de la
cité répudiée, souffrante, jalouse d'une autre plus jeune et plus
belle. Cela ne l'excuse pas, mais la conforte dans son statut humain.
Dès lors que la culpabilité de Médée fait question, elle se
prête à l'élaboration d'une tragédie morale qui, dans l'exposé de son
parcours passionné et meurtrier, donne à voir les causes de son geste.
Du point de vue du traitement dramatique, la légende peut donner lieu
à deux conceptions de la passion agissante : intérêt pour ce qui cause
la bascule dans l'enfer de la passion, ou pour ses effets. C'est sur
ce point que la distinction entre théâtre et opéra est la plus
marquée. L'ensemble des ?uvres considérées évolue vers le sensible
caractéristique à la fois de la fin du règne et de la scène lyrique.
La double motivation sociale et amoureuse de la fureur de Médée
s'atténue progressivement, pour ne plus faire place qu'à la seule
blessure amoureuse ; le thème du bannissement - et, avec lui, la
figure du roi - s'en trouvent considérablement atténués.
Créon, roi de Corinthe, incarnait chez l'aîné des Corneille la
violence du pouvoir et l'injustice faite à la Colchidienne réfugiée.
Thomas Corneille, écrivant pour le chant, atténue considérablement la
méchanceté du prince. Depuis toujours, Créon est excessivement,
injustement puni : de son manque de clairvoyance tout d'abord (que
Corneille, précisément, reproche à Euripide et à Sénèque) ; de sa
cruauté ensuite. Le caractère du roi, défini en fonction des
nécessités dramatiques - et qui, à ce titre, varie d'une ?uvre à
l'autre -, paraît, dans les tragédies en musique, plus mesuré dans ses
paroles, réticent à verser le sang de ses sujets. Il mourra pourtant,
et le châtiment qu'il subit paraîtra d'autant plus sévère que le roi
aura perdu une part de sa violence.
Chez Corneille, l'humanité de Médée était accentuée par la
violence de la méchanceté de Créon, qui la tutoyait avec mépris. Dans
la scène du déni (Acte II, scène 2), la tentative de Médée pour
imposer son droit à la parole, la première des défenses, se solde par
le vers le plus terrible de toute la tragédie, exprimant l'isolement
auquel le bannissement contraint Médée : « Ton père te déteste, et
l'univers te fuit. ». Longepierre, écrivant lui aussi pour la
déclamation, conserve cette extrême dureté du roi, qui n'a plus rien
du souverain magnanime. Face au refus de Médée d'obtempérer (Acte II,
scène 3) et face à l'exigence de justification qu'elle pose, Créon
retrouve la violence et le tutoiement instaurés par Corneille (« Va,
sors de mes États ; sors, barbare étrangère »), menace Médée de mort
(« Tu périras, barbare ! au milieu des supplices »). Longepierre est
le seul à introduire dans cette condamnation le thème de la
purification[7], qui évoque la condamnation de Phèdre.
Thomas Corneille n'allège pas la charge de Créon. Mais la figure
du roi a perdu sa violence et la brutalité de son vocabulaire. Le
glissement d'un genre à l'autre explique la disparition des vers forts
et, avec eux, d'une brutalité verbale toute cornélienne. Chez Pierre,
C