La doctrine coloniale africaine de Paul Leroy-Beaulieu - L'esprit ...
... retards chronologiques pouvant être rapidement corrigés par une éducation
..... Cattat et Maistre qui, en 1890, ont exploré le centre et le sud de Madagascar,
..... Le collectivisme, examen critique du nouveau socialisme, Paris, Guillaumin,
1884. ... Pour une bonne approche de la philosophie de Spencer, cf. notamment
H.
Part of the document
La doctrine coloniale africaine de Paul Leroy-Beaulieu
(1870-1916) : essai d'analyse thématique Xavier Daumalin, Umr Telemme, Université de Provence
Il est toujours un peu artificiel et périlleux d'essayer de synthétiser en
quelques pages une réflexion aussi complexe et dense que celle d'un homme
de la dimension de Paul Leroy-Beaulieu, surtout lorsque cette réflexion a
été développée pendant près d'un demi-siècle à travers d'innombrables
articles et plusieurs ouvrages régulièrement réédités. On est parfois amené
à imaginer des enchaînements logiques là où l'imprévu et le circonstanciel
prédominent, à supposer de solides convictions philosophiques ou politiques
là où prévaut la défense inopinée de tels ou tels intérêts particuliers.
L'aventure vaut néanmoins la peine d'être tentée car la doctrine de Paul
Leroy-Beaulieu - qui marque incontestablement un tournant dans l'histoire
de l'idéologie coloniale française - est en réalité fort mal connue.
Suivant les auteurs qui le citent, il apparaît tantôt comme un défenseur
des colonies de peuplement, parfois comme un adepte de la colonisation
commerciale ou des grandes compagnies concessionnaires, d'autres fois
encore comme le promoteur d'une expansion coloniale motivée par des raisons
stratégiques, sans que l'on sache toujours avec précision à quel moment il
adopte telle ou telle position, quelles sont les régions du globe
concernées par ses projets, ni si ses conceptions ont évolué au cours de sa
longue carrière de journaliste, de professeur et d'économiste. On sait peu,
par exemple, que Leroy-Beaulieu s'est opposé à la conquête du Maroc et que
dans les dernières années de sa vie il a dénoncé la prétendue mission
civilisatrice de la France. Dans le cadre de cet article, nous limiterons
toutefois notre analyse à l'aspect le plus significatif de sa doctrine
coloniale - la question africaine - en nous appuyant principalement sur les
articles livrés à la Revue des deux mondes (1869-1916), à L'Économiste
français (1873-1916) et sur les différentes éditions des trois ouvrages
consacrés à la colonisation : De la colonisation chez les peuples modernes
; L'Algérie et la Tunisie ; Le Sahara, le Soudan et les chemins de fer
transsahariens[1]. 1. L'utopie sociale et politique de Leroy-Beaulieu Quelques mots sont nécessaires, tout d'abord, sur l'homme, ses origines
familiales, sa formation et son parcours : Leroy-Beaulieu est né à Saumur
en 1843 dans une famille catholique, bourgeoise, orléaniste et proche de
François Guizot[2] ; fils et petit fils de députés-maires - son père et son
grand-père furent tous deux maires de Lisieux et députés du Calvados
-,Leroy-Beaulieu effectue de brillantes études au lycée Bonaparte, fait son
droit à Paris, puis voyage en Italie et en Allemagne où il suit des cours
de philosophie, d'histoire et d'économie politique dans les universités de
Bonn et de Berlin (1864-1865). De retour en France, il choisit l'économie
politique ; il publie des articles dans la Revue nationale (1865) du leader
libéral et orléaniste Édouard Laboulaye, entre à la rédaction de la Revue
des deux mondes (1869) sous le patronage de François Buloz et adhère à la
branche française de la Ligue internationale et permanente de la paix
fondée en 1867 par Arlès-Dufour, Michel Chevalier, Jean Dollfus et Frédéric
Passy. Son mariage en 1870 avec Cordélia Chevalier, fille du célèbre
économiste saint-simonien Chevalier, lui permet d'élargir son réseau
relationnel et d'approcher les cercles du pouvoir. Il collabore au Journal
des débats (1871) et débute une carrière professorale en obtenant d'Émile
Boutmy la chaire des finances de la toute nouvelle École libre des sciences
politiques (1872). En 1878, il est élu membre de l'Académie des sciences
morales et politiques où Chevalier siège depuis 1851 ; en 1879-1880, il
reprend au Collège de France la chaire d'économie politique occupée par
Chevalier depuis 1840 - et avant lui par les libéraux Jean-Baptiste Say et
Pellegrino Rossi -, poste qu'il conserve sans discontinuer jusqu'en 1916.
Conseiller général dans l'Hérault pendant près de vingt ans - là encore, il
succède à Chevalier[3] -, fondateur, éditorialiste et directeur de
l'hebdomadaire libéral L'Économiste français de 1873 à 1916[4], il rédige
une vingtaine de livres dont le plus célèbre - De la colonisation chez les
peuples modernes - connaît pas moins de six éditions entre 1874 et
1908[5] ; cet ouvrage lui vaut d'être à la fois reconnu comme un des grands
théoriciens de la colonisation française et comme l'économiste qui a
entraîné le libéralisme français sur la voie de la colonisation, rompant
ainsi avec l'héritage de Jean-Baptiste Say, Frédéric Bastiat ou Louis
Reybaud[6]. On ne peut saisir la complexité de la réflexion coloniale de Paul Leroy-
Beaulieu sans se référer à la vision de l'histoire de l'humanité qu'il
développe dans Recherches économiques historiques et statistiques sur les
guerres contemporaines (1869), son deuxième ouvrage, et dans une vaste
étude consacrée à la question ouvrière publiée dans la Revue des deux
mondes entre mars et juillet 1870[7]. Reprenant à son compte, en les
adaptant, certains concepts définis par Charles Fourier et le philosophe
évolutionniste anglais Herbert Spencer, Leroy-Beaulieu divise l'histoire de
l'humanité en trois stades successifs - l'état sauvage, la barbarie et la
civilisation -, chacun d'entre eux ayant des caractéristiques politiques,
économiques et sociales spécifiques[8]. Sans entrer trop précisément dans
les détails, retenons simplement que le sauvage correspond à un nomade
vivant en petits groupes de la cueillette, de la chasse ou de la pêche ; il
ignore la culture et doit constamment se battre pour assurer sa survie ; le
barbare, plus évolué, connaît la sédentarisation, la propriété collective,
pratique une certaine division des tâches entre les individus mais vit de
façon autarcique dans le cadre de la tribu ; la situation politique des
barbares est d'autre part assez instable en raison de la fréquence des
guerres tribales. Quant à l'état de civilisation, vers lequel les Européens
tendent encore même s'ils représentent la partie la plus évoluée de
l'humanité, elle correspond à une situation de paix universelle où règne
l'aisance et l'ordre grâce à un essor technique et industriel sans limite
fondé sur la libre entreprise, le libre-échange et une division très
poussée du travail. Les individus sont alors presque tous des bourgeois qui
innovent sans cesse tout en respectant les traditions de leurs ancêtres. Ce
sont des citoyens libres, responsables, volontairement soumis à un État
dont ils sont en quelque sorte des membres actionnaires - Prosper Enfantin
aurait dit « sociétaires » -, comme dans une immense société anonyme. Le
passage de l'un à l'autre de ces stades s'effectue grâce à la diffusion
progressive de deux valeurs fondamentales : l'esprit de tradition et
l'esprit d'initiative. Le développement de ces deux valeurs, qualifiées de
bourgeoises, amorce le mouvement vers la civilisation ; elles apparaissent
tout d'abord chez certains individus par l'action de la Providence, puis se
transmettent de génération en génération par hérédité et grâce à une
éducation familiale et scolaire adéquate. Cette conception de l'histoire de l'humanité, mélange complexe de
libéralisme et de saint-simonisme, est soutenue et complétée par d'autres
convictions. En tant que catholique, Leroy-Beaulieu croit tout d'abord au
monogénisme de l'espèce humaine. Comme beaucoup de ses contemporains, il
est également convaincu que tous les peuples de la terre évoluent vers le
même type de civilisation et que les différences de développement
constatées chez certains d'entre eux ne sont que des retards chronologiques
pouvant être rapidement corrigés par une éducation appropriée plus ou moins
longue. Dans la foulée de cet européocentrisme assez classique, Paul Leroy-
Beaulieu considère qu'il existe une sorte de devoir naturel des civilisés à
lutter contre la barbarie et que les peuples dits retardataires ont droit à
la civilisation, comme des enfants ont droit à une éducation. Cette
dialectique du droit/devoir, présente chez d'autres auteurs de son époque
comme Victor Hugo, s'inscrit ainsi dans la même logique intellectuelle que
celle des partisans de l'abolition de l'esclavage. Sa vision de l'histoire
de l'humanité le conduit enfin à revendiquer l'hégémonie politique de la
bourgeoisie sur la société, celle-ci apparaissant par essence comme étant
la catégorie sociale la mieux placée pour préparer l'avènement de la
civilisation telle qu'il la conçoit : « Elle a l'esprit de tradition et
l'esprit d'initiative. Elle réunit l'un et l'autre dans la plus parfaite
mesure. Aussi est-elle à la fois un guide et un modérateur. Grâce à ses
qualités, elle est l'âme du progrès régulier. »[9] C'est même une sorte de
mandat divin puisque, dans les premiers temps de l'histoire humaine,
l'esprit de tradition et l'esprit d'initiative ont été introduits par la
Providence. Son européocentrisme se double donc d'un certain sociocentrisme
qui, en réalité, est un vrai projet politique. Leroy-Beaulieu est un
utopiste libéral. Il convient d'évoquer de quelle manière le fait colonial vient se greffer
sur cette conception de l'histoire de l'humanité. Dans la préface de la
seconde édition de L'Algérie et la Tunisie (1897), Leroy-Beaulieu déclare
avoir entrevu la colonisation comme un idéal dans ses rêveries de jeunesse.
Pourtant, lorsque, en 1869, il présente à l'Académie des sciences morales
et politiques son mémoire sur Le système colonial et les peuples modernes,
il n'exprime pas le souhait que la France s'engage dans une politique
d'expansion coloniale[10]. Fidèle à la tradition du libéralisme de
l'époque, il n'y voit aucun intérêt pour la métropole et conseille même à
l'État de surveiller ceux qui abusent de la crédulité des candidats colons
par une propagande mensongère. La première inflexion sérieuse à cette
opposition à la colonisat