Une banale histoire - La Bibliothèque électronique du Québec

À dix heures moins le quart, il me faut aller faire un cours à mes jeunes élèves
...... L'un a peur de parler du nu ; l'autre se lie bras et jambes par l'analyse ...... le
prix de la notoriété et la situation exceptionnelle dont jouissent, pensais-je, les
...... parce qu'il redoublait sa seconde[24] et avait comme moyenne, en algèbre, 2
¾.

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Anton Tchekhov Une banale histoire
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BeQ Anton Tchekhov
Une banale histoire
nouvelles
Traduit du russe par Denis Roche La Bibliothèque électronique du Québec
Collection Classiques du 20e siècle
Volume 170 : version 1.0
Du même auteur, à la Bibliothèque : Les trois s?urs L'homme à l'étui Salle 6 Ma femme Voisins Le moine noir Les moujiks Un drame à la chasse
Une banale histoire Édition de référence : Paris, Librairie Plon, 1923. Une banale histoire
Fragment des mémoires d'un homme vieux
I
Il existe en Russie un professeur connu par de nombreux travaux, du nom
de Nicolas Stépânovitch un Tel, conseiller privé et chevalier de plusieurs
ordres. Il est décoré d'un si grand nombre de ces ordres, russes et
étrangers, que lorsqu'il les revêt tous, les étudiants l'appellent
l'iconostase. Le professeur a les meilleures relations mondaines ; à tout
le moins, il n'y a pas en Russie, depuis vingt-cinq ou trente ans, de
savant réputé avec lequel il n'ait été intimement lié. À l'heure actuelle,
le professeur ne noue plus d'amitié avec personne, mais, pour nous en tenir
au passé, la longue liste de ses amis illustres comprend des noms tels que
ceux de Pirogov, de Kavéline et du poète Nékrâssov, qui, tous, lui vouèrent
l'amitié la plus sincère et la plus active. Il est membre de toutes les
universités russes, et de trois universités étrangères, etc., etc. De tout
cela, et de beaucoup de choses encore que l'on pourrait ajouter, se compose
ce qu'on peut appeler mon nom. Ce nom est populaire. Tout homme lettré le connaît en Russie, et, à
l'étranger, quand on le cite dans les écoles, on y ajoute l'épithète :
« connu », ou « vénéré ». Il fait partie de ces quelques noms heureux qu'il
est regardé, dans le public et dans la presse, comme malséant de critiquer
ou de dénigrer ; et ce n'est que justice. À mon nom est étroitement
associée l'idée d'un homme illustre, richement doué, et indubitablement
utile. Travailleur et endurant comme le chameau, je le suis, ce qui est
important, et j'ai du talent, ce qui l'est encore plus. En outre, à parler
franchement, je suis un être bien élevé, modeste et honnête. Je n'ai jamais
fourré le nez dans la littérature ni dans la politique ; je n'ai jamais
cherché la popularité en polémiquant avec des ignorants et je n'ai jamais
prononcé de discours dans les dîners ou sur la tombe de mes collègues... En
somme, il n'y a aucune tache sur mon nom de savant, et il est parfaitement
irréprochable. La fortune de mon nom est grande. Le porteur de ce nom - autrement dit, moi - est un homme de soixante-
deux ans, chauve, avec de fausses dents et une névralgie incurable. Autant
mon nom est brillant et beau, autant je suis terne et laid. Ma tête et mes
mains tremblent de faiblesse. Mon cou ressemble au manche d'une
contrebasse. Ma poitrine est creuse, mon dos étroit. Quand je parle ou fais
un cours, ma bouche grimace. Quand je souris, tout mon visage se couvre de
rides profondes et macabres. Il n'y a rien d'imposant dans mon piteux
extérieur. Ce n'est que lorsque ma névralgie me tourmente qu'apparaît sur
mon visage une expression particulière, amenant dans l'esprit de chacun
cette triste et impressionnante pensée : « Apparemment, cet homme mourra
bientôt ! » Comme par le passé, je ne fais pas mal mes cours. Je puis, comme jadis,
soutenir l'attention de mon auditoire pendant deux heures. Mon feu, le ton
littéraire de mon exposé et mon humour empêchent presque de remarquer
l'insuffisance de ma voix qui est sèche, aigre et chantonnante comme celle
d'une bigote. Par contre, j'écris mal. La cellule de mon cerveau qui
préside à la faculté d'écrire refuse le service. Ma mémoire a baissé ; je
n'ai plus de suite dans les idées et, quand je les couche sur le papier, il
me semble que j'ai perdu le sentiment de leur lien organique. La
construction est monotone, la phrase pauvre et timide. Souventes fois je
n'écris pas ce que je veux. En écrivant la fin, je ne me rappelle plus le
commencement. Souvent, j'oublie les mots usuels ; dans tous les cas je suis
obligé de dépenser beaucoup d'énergie pour éviter dans mes lettres les
phrases inutiles et les incidentes superflues. Tout cela démontre clairement l'affaiblissement de mon activité
cérébrale. Et il est à remarquer que c'est pour la lettre la plus simple
que je dois faire l'effort le plus grand. Dans un article scientifique, je
me sens plus à l'aise et plus intelligent que dans une lettre de
félicitations ou dans un rapport. Encore un point : écrire en allemand ou
en anglais m'est plus facile que d'écrire en russe. En ce qui concerne ma manière de vivre actuelle, la première des choses
que je dois noter est l'insomnie dont je souffre depuis ces derniers temps.
Si l'on me demandait quel est le trait principal et essentiel de mon
existence présente, je répondrais : l'insomnie. Comme autrefois, par habitude, je me déshabille à minuit juste et me
mets au lit. Je m'endors vite. Mais, vers deux heures, je m'éveille, et
avec la sensation que je n'ai pas du tout dormi. Je suis obligé de me lever
et d'allumer ma lampe. Je marche une heure ou deux d'un coin à un autre de
ma chambre, et je regarde les tableaux et les photographies qui me sont
depuis si longtemps connus. Quand je suis las de marcher, je m'assieds à
mon bureau. Je reste assis immobile, sans penser à rien et sans éprouver
aucun désir. S'il y a un livre devant moi, je l'attire machinalement et le
lis sans y prendre aucun intérêt. C'est ainsi qu'il y a peu de temps, j'ai
lu machinalement en une nuit tout un roman qui porte ce drôle de titre : Ce
que chantait une hirondelle. Ou bien, pour occuper mon attention, je me
force à compter jusqu'à mille. Ou encore, je me représente la figure d'un
de mes collègues, et j'entreprends de me rappeler quelle année et dans
quelles circonstances il a débuté. J'aime à prêter l'oreille aux bruits.
Parfois, dans la troisième chambre après la mienne, ma fille Lîsa prononce
vite en songe quelque chose. Parfois, ma femme traverse le salon avec une
bougie et laisse tomber immanquablement la boîte d'allumettes, ou bien, une
armoire, travaillée par la sécheresse, craque, ou bien le brûleur de la
lampe se met soudain à ronfler ; et tous ces bruits, je ne sais pourquoi,
m'agitent. Ne pas dormir la nuit, c'est avoir à toute minute la conscience que l'on
n'est pas normal. Aussi attends-je avec impatience le matin et le jour,
c'est-à-dire le moment où j'aurai le droit de ne pas dormir. Il passe
beaucoup de temps accablant avant que le coq chante au dehors. C'est lui
qui le premier m'annonce la bonne nouvelle. Dès qu'il a poussé son cri, je
sais qu'il n'y a plus qu'une heure avant que le suisse, en bas, se réveille
et, toussant avec colère, monte, pour quelque besogne, l'escalier. Ensuite,
derrière les fenêtres, le jour blanchira peu à peu. Des voix retentiront
dans la rue. Ma journée commence par la visite de ma femme. Elle entre chez moi en
jupon, non peignée, mais déjà lavée, sentant l'eau de Cologne ; elle a
l'air d'entrer par hasard et elle dit chaque fois la même chose : - Pardon, je ne viens que pour une minute... Tu n'as pas encore dormi de
la nuit ? Puis elle éteint ma lampe, s'assied près de mon bureau et se met à
parler. Je ne suis pas prophète, mais je sais d'avance de quoi il va être
question. Chaque jour, c'est la même chose. Habituellement, après s'être
inquiétée de ma santé, elle se souvient tout à coup de notre fils, officier
à Varsovie. Passé le 20 de chaque mois, nous lui envoyons cinquante
roubles ; c'est là ce qui sert de thème principal à notre conversation. - Sans doute, c'est une gêne, soupire ma femme, mais tant qu'il ne sera
pas à même de se suffire, nous devons l'aider. Ce petit est loin de nous,
il est mal payé... D'ailleurs, si tu veux, le mois prochain, nous ne lui
enverrons que quarante roubles. Qu'en penses-tu ? L'expérience quotidienne aurait dû persuader ma femme que nos dépenses
ne diminuent pas du fait que nous en parlons souvent, mais ma femme est
réfractaire à l'expérience, et, chaque matin, régulièrement, elle me parle
de notre officier, me raconte que le pain, grâce à Dieu, a baissé, mais que
le sucre a augmenté de deux kopeks. Et tout cela comme si elle m'annonçait
quelque chose de nouveau. Je l'écoute, je fais chorus machinalement, et, sans doute, en raison de
ce que je n'ai pas dormi la nuit, des pensées étranges, oiseuses,
s'emparent de moi. Je regarde ma femme et m'étonne comme un enfant. Je me
demande avec perplexité : Se peut-il que cette vieille, très grosse et
laide personne, qu'hébètent les mesquins soucis et l'effroi de la bouchée
de pain, dont les vues sont obscurcies par de constantes idées de dettes et
de besoin, qui ne sait parler que de dépenses, et ne so