Einstein et la pensée de la matière - Hal-SHS
L'un concerne la théorie atomique de la matière, un autre l'énergie du ....
atomiques et le rayonnement, d'une part, sur le champ électromagnétique et le
principe ... s'en tenait à l'examen des théories existantes correspondant à chaque
genre de ... ces fluctuations devaient correspondre à des effets physiques
observables.
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in Monnoyeur, Françoise (éd.), La matière des physiciens et des chimistes,
Le Livre de poche, Hachette, Paris, 2000, p. 213-252.
Einstein et la pensée de la matière
Michel Paty
Résumé.
On tente de caractériser la pensée de la matière chez et selon
Einstein, telle qu'elle se révèle dans ses recherches, et telle qu'il
l'a lui-même explicitée dans ses réflexions plus générales. Les
premières font voir une pensée physique préoccupée de décrire et
d'expliquer au plus juste l'objet étudié dans un enserrement théorique,
selon un rapport révélateur de son style scientifique propre. Ce
dernier se caractérise par sa dimension critique préparant une
construction théorique sur la base de concepts et de principes
physiques identifiés, et par une séparation corrélative des approches
pour des objets de nature différente (comme le champ continu et les
phénomènes atomiques et quantiques). Cette pensée d'une adéquation
stricte et "complète", dans un sens bien défini, de la théorie à son
objet, laisse entière la dimension d'unicité et d'extériorité de cet
objet considéré en général, la matière dans la richesse de ses
significations, que contribuent à révéler les autres approches
scientifiques et la réflexion philosophique. Introduction
"Einstein et la pensée de la matière" est un titre qui peut paraître
de prime abord soit banal, soit étrange. Banal, parce que l'on s'attend
bien à ce que, en tant que physicien, Einstein ait une pensée de la matière
qui s'exprime dans son travail en physique, c'est-à-dire dans l'essentiel
de son ?uvre scientifique. Sa pensée de la matière, c'est, en un sens, son
?uvre de physicien. Pourtant, ce n'est pas tout dire, outre que l'on ne
s'attend pas ici à un compte-rendu de cette ?uvre, même résumée selon ses
grands axes. C'est que l'on fait une distinction entre l'exposé des travaux
achevés et la pensée qui les guide ou qui transparaît à travers eux.
On pressent que "la pensée", s'agissant d'un chercheur scientifique
et de l'objet de sa recherche, est autre -et plus- que l'ensemble des
résultats qu'il a obtenus. Elle est le mouvement qui y conduit, qui les
fait signifier, qui les dépasse par cette signification même. Dans le cas
d'Einstein, cela se marque à un degré exceptionnel si l'on considère, par-
delà la portée de son ?uvre, que, même dans ses exposés de présentation des
connaissances en physique, il ne s'arrête jamais aux résultats acquis, y
compris les siens, indiquant de nouvelles directions pour la pensée,
suscitées par une insatisfaction sur ces résultats, même les plus
remarquables.
Rien de banal donc, en fait, dans l'expression "pensée de la
matière", qui déborde l'?uvre vers la vie, qui la produit. Quant au son
étrange, il tient aux ambiguïtés du mot matière, surtout parlant de la
pensée quand elle s'applique à elle. Une expression comme "la pensée de la
matière" aurait-elle un arrière-goût alchimique ou mystique, appelant à
quelle expérience qui dépasserait la matière vers un au-delà d'elle ? A
moins, plus simplement, qu'elle n'excède naturellement la matière comme
objet de la physique pour atteindre d'autres aspects qui échappent à la
physique au sens strict, la matière complexe de la chimie organique, celle,
vivante, de la biologie..., suscitant le raccord des différentes
disciplines qui traitent des propriétés de la matière, voire désignant peut-
être une unité des sciences correspondant à celle de la matière envisagée
selon toutes ses dimensions.
On peut d'ailleurs se demander si la pensée physique de la matière en
tant que telle, dans sa spécificité, n'aurait pas quelque connexion à ces
autres aspects dont on la distingue en général. Les travaux d'Einstein, par
exemple, sous les objets des constructions théoriques, voire par ces
constructions mêmes comme processus de pensée, ne donnent-ils pas quelque
chose à saisir de cette totalité postulée que serait, philosophiquement, la
matière comme étoffe ou réalité de l'univers ? Si c'était à quelque degré
le cas, il faudrait voir comment cela serait conciliable avec le souci du
physicien de faire droit à la nature de son objet d'étude et à la rigueur
de méthodes qui lui soient appropriées, c'est-à-dire de rester strictement
scientifique et de s'en tenir à la physique. Car la certitude gagnée par la
connaissance scientifique est à ce prix.
De telles questions sont légitimes, mais elles sont difficiles à
démêler si on les aborde directement. Il nous suffira ici de prendre comme
fil directeur pour ainsi dire intuitif l'idée générale de l'expression-
titre, dans un essai de comprendre la pensée de la matière chez et selon
Einstein, telle qu'elle se révèle à nous, d'abord par ses travaux, puis
dans une réflexion plus générale qu'il a lui-même explicitée. Nous verrons
comment la pensée précise attachée à son objet ouvre, dans son projet de
décrire et d'expliquer au plus juste, sur une richesse de significations
qui tient pour une part à l'acte même de penser et, pour une autre, à
l'inexorable extériorité de l'objet de cette pensée, la matière du
monde[1]. L'objet de la physique : deux approches de la matière
et une question de style théorique
Les travaux d'Einstein en physique semblent respecter une séparation
stricte entre les recherches qui portent, d'une part, sur la physique du
continu spatio-temporel (théorie de la relativité restreinte et de la
relativité générale, tentatives de théories unifiées de la gravitation et
de l'électromagnétisme, cosmologie) et, d'autre part, sur les propriétés
atomiques et quantiques des corps. Chacun de ces deux grands thèmes renvoie
à un genre d'objet caractéristique, appréhendé par un type de
représentation théorique très différent de l'autre. Préoccupé par les deux
dès ses premières recherches et tout au long de sa vie, Einstein les a
toujours traités de manière distincte, tellement distincte que l'on s'est
étonné parfois que ces recherches théoriques soient l'?uvre de la même
personne. En vérité, on trouve, dans ces deux champs d'appréhension des
phénomènes physiques, la même "griffe du lion" (pour reprendre l'expression
de Jacques Bernoulli à la réception d'une pièce anonyme de Newton), la même
précision et le même angle de perspective, fondamentale et conceptuelle,
dans l'approche du problème posé. Si la méthode de traitement diffère,
c'est clairement en raison de la nature de l'objet.
Il est remarquable qu'Einstein, porté comme on le sait à une vue
unitaire, ait abordé ces deux domaines sans les soumettre à une unification
forcée. On peut y voir la marque de son style scientifique propre,
sensible à une exigence particulière d'adéquation "complète" -en un sens
dont nous reparlerons- entre la théorie et son objet. Le second -l'objet-,
c'est-à-dire la matière vue soit comme des corpuscules discrets
-singuliers, voire singularités-, soit comme des entités -des champs-
définis sur un continu spatio-temporel, appelant la première -la théorie-
suivant sa nature et ses nécessités ; et la théorie, en retour, désignant
l'objet suivant ses principes physiques généraux et ses grandeurs-concepts
appropriées.
Cette caractérisation de style paraît plus conforme à ce que nous
pouvons connaître de la méthode de travail d'Einstein, de sa pensée
scientifique, que des qualifications schématiques renvoyant à deux périodes
ou attitudes dans ses recherches en physique, la construction -empirique-
dans sa jeunesse et la critique -au nom d'un rationalisme et d'un réalisme
quasi métaphysiques- à partir de l'âge mûr[2]. On peut suivre, en vérité,
tout au long de ses recherches, de ses premiers travaux à ses dernières
réflexions, la permanence de cette double préoccupation pour le champ
continu et les quanta, et la dualité persistante, dans ces deux directions,
de son approche, toujours faite d'un examen critique en vue d'une
construction théorique.
C'est ainsi que les trois premiers travaux d'Einstein les plus
importants, publiés en 1905, qui attirèrent sur lui l'attention du milieu
scientifique, portaient sur trois sujets différents, bien délimités et
traités par lui selon des approches théoriques distinctes. L'un concerne la
théorie atomique de la matière, un autre l'énergie du rayonnement lumineux,
le dernier la relativité des mouvements en électrodynamique. Nous y
reviendrons. Les deux premiers appartiennent à l'étude de la constitution
de la matière, à laquelle Einstein ne cesserait par la suite de
s'intéresser, par des contributions d'une rare fécondité, en développant et
en discutant ce qui deviendrait la théorie quantique. Le troisième, connu
comme la théorie de la relativité restreinte, ouvrait l'une des voies
royales de ses recherches, vers la théorie de la relativité généralisée aux
mouvements quelconques et aux champs de gravitation, avec ses prolongements
en cosmologie et sur le champ unifié. Einstein continuerait, par la suite,
ses recherches dans ces deux directions de manière indépendante, et le plus
souvent en alternance.
De 1905 à 1911, l'attention pour les quanta l'emporta, avec une
exception pour un article -fondamental- de 1907, où il faisait une première
synthèse des idées sur la relativité -alors dans le sens restreint-, et qui
constitue ses prolégomènes à la théorie de la relativité générale. Ayant
obtenu des résultats significatifs sur les quanta -une première forme de
dualité ondulatoire-corpusculaire pour la lumière, l'extension de
l'hypothèse quantique à la structure atomique à travers le problème des
chaleurs spécifiques-, il se consacra presque exclusivement, de 1912 à
1915, à la relativité générale. C'est juste après avoir mené celle-ci à sa
conclusion, à la fin de l'année 1915, qu'il reprit les problèmes du
rayonnement et de la structure atomique et formula, en 1916-1917, sa
théorie semi-classique des quanta, première synthèse préparatoire des
dé