Le problème du désencastrement - Hal

... perpétuel a été abîmée par l'examen d'un scientifique sceptique » [ibid., p. 297]
. ..... [7] Cf. par exemple Bourdieu et alii [1963], Haskell et Teichgraeber [1996].

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Le problème du désencastrement par Ronan Le Velly L'encastrement (embeddedness) est une notion clé dans la recherche en
sociologie économique, mais une grande ambiguïté demeure quant à la façon
dont elle devrait être utilisée[1]. Le titre d'un article de Bernard Barber
[1995], « Toutes les économies sont encastrées », est à cet égard assez
symptomatique. Quel est le sens d'un tel énoncé ? Pour Barber, il
s'agissait d'abord de rappeler, en se référant à Emile Durkheim [1978] et
Viviana Zelizer [1978, 1992], combien les facteurs sociaux sont importants
dans la formation et le fonctionnement des économies de marché. Mais, en
rappelant le caractère toujours encastré de l'économie, Barber souhaitait
également s'opposer à un auteur qui fait pourtant figure de référence pour
les partisans d'un regard sociologique sur l'économie : Karl Polanyi. Pour
aller à l'essentiel et pour rendre hommage au célèbre article de Mark
Granovetter [1985], le problème que Barber voyait dans les écrits de
Polanyi était celui du désencastrement :
« Polanyi décrit le marché comme "désencastré", les deux autres types
d'échanges économiques [la réciprocité et la redistribution] étant plus
"encastrés" dans les autres éléments socio-structurels et socio-culturels
de la société. [...] Notre proposition forte, contrairement à celle de
Polanyi, est que toutes les économies sont inévitablement encastrées.
[...] Parler de désencastrement du marché détourne notre attention de
l'analyse de ce que représente cette interdépendance » [Barber, 1995,
p. 400].
Raisonner en terme de désencastrement est-il inadéquat ? Et comment
comprendre par exemple Jean-Louis Laville lorsqu'il plaide pour un
« réencastrement démocratique de l'économie » [Laville, 2003, p. 245] ? Le
point de vue que je vais défendre dans cet article est que ces questions
gagnent en clarté dès lors que deux notions d'encastrement sont
distinguées. Je nommerai ainsi encastrement-étayage la relation à laquelle
fait référence Barber [1995] et que mobilisent plus généralement les
auteurs de ce qu'il est convenu d'appeler une Nouvelle sociologie
économique. Dans cette perspective, le désencastrement est effectivement
une absurdité empirique et une impossibilité logique. Sur ce, une telle
mise en avant des propriétés de la relation d'encastrement-étayage ne
conduit pas forcément à pointer dans les écrits de Polanyi, comme le font
Barber mais aussi Granovetter et Fred Block, de l'incohérence ou de la
dualité. Au contraire, cet éclairage permet de saisir que lorsque Polanyi
fait référence à des processus de désencastrement ou de réencastrement, ce
n'est pas l'encastrement-étayage qui est en jeu mais ce que j'appellerai
une relation d'encastrement-insertion. L'encastrement-étayage L'AFFIRMATION DE BARBER [1995] EST À METTRE EN RELATION AVEC LE
RÉINVESTISSEMENT RÉCENT DES TERRAINS ÉCONOMIQUES PAR LES SOCIOLOGUES.
AINSI, MÊME SI TOUS LES AUTEURS IMPORTANTS DE LA NOUVELLE SOCIOLOGIE
ÉCONOMIQUE[2] NE PARTAGENT PAS L'UTILISATION DU TERME D'ENCASTREMENT, TOUS
MONTRENT PAR LEURS TRAVAUX L'INTÉRÊT D'ÉTUDIER MINUTIEUSEMENT LES DIVERSES
CONDITIONS SOCIALES SUR LESQUELLES S'APPUIE LA CONSTRUCTION DES ACTIVITÉS
ÉCONOMIQUES.
Une telle attention est d'abord importante dans une perspective de
connaissance empirique. Les premières enquêtes de Granovetter [1973] ou de
Zelizer [1978] avaient révélé la primauté du contexte dans le
fonctionnement ou l'existence même des marchés et, depuis, de très nombreux
travaux ont adopté avec bonheur cette perspective [Dobbin, 2004]. En
particulier, étudier les conditions d'encastrement des marchés permet de
mieux comprendre pourquoi certains d'entre eux sont plus libéraux ou plus
proches du modèle de la théorie économique standard que d'autres.
L'ethnographie comparée de plusieurs marchés financiers qu'a menée Mitchel
Abolafia [1996] montre que le niveau d'opportunisme, la forme de
rationalité ou le degré de concurrence n'ont rien d'une constante. Ils
dépendent de l'existence ou non d'outils permettant la transparence de
l'information, de différences dans la forme des réseaux et de la nature des
règles formelles et morales qui encadrent les comportements spéculatifs.
Dans la perspective de la nouvelle sociologie économique, il convient alors
d'énoncer qu'un marché très libéral comme le New York Stock Exchange est
tout aussi encastré qu'un marché très régulé comme le Chicago Board of
Trade : même si ces deux marchés s'appuient sur des conditions
d'encastrement très différentes, celles-ci existent autant d'un côté que de
l'autre.
La méthodologie de la nouvelle sociologie économique permet de rendre
compte de la diversité des situations locales, mais elle vise également à
affirmer une théorie de l'action en rupture autant avec celle des
économistes qu'avec celle de l'« ancienne » sociologie économique de
Talcott Parsons [Granovetter, 1985 ; DiMaggio et Powell, 1991]. Le projet
s'inscrit à cet égard dans la série de réorientations théoriques que les
sciences sociales ont connues depuis les années 1960 et qui ont pu être
qualifiées de « tournant interprétatif », « cognitif » ou « pragmatique »
[Thévenot, 1995]. Dès lors que le chercheur refuse une conception mécaniste
de l'action, qu'elle consiste en une optimisation rationnelle ou en
l'exécution d'un système de normes et de valeurs, il doit être attentif aux
opérations par lesquelles les agents interprètent le contexte et donnent du
sens à leurs actes [Joas, 1999]. En s'appuyant sur les paradoxes de la
théorie des jeux, plusieurs articles ont alors montré que, sans les
contraintes et les repères associés aux conditions d'encastrement, la
coordination entre les agents économiques serait extrêmement problématique,
et ce d'autant plus qu'elle implique de s'en remettre à autrui et de lui
faire confiance [Orléan, 1994 ; Beckert, 1996]. Au final, dire que les
activités économiques sont toujours encastrées signifie que l'engagement
dans l'action n'est possible que sur la base de supports sociaux.
L'autorégulation, entendue comme vide contextuel, est logiquement
incompatible avec un modèle d'action établissant que les agents ont besoin
d'interpréter la situation avant d'agir.
En m'inspirant de Caillé [1993], je propose de nommer encastrement-
étayage cette première conception de la relation d'encastrement. Il s'agit
ici d'une posture méthodologique générale qu'il est possible de relier à la
tradition institutionnaliste qui s'est développée aux États-Unis dans la
première moitié du xxe siècle autour de chercheurs comme John Commons
[Bazzoli, 1999 ; Beckert, 2003]. L'action économique est pensée comme étant
intimement liée aux conditions institutionnelles qui la permettent autant
qu'elles la contraignent. Ces conditions sont le socle indispensable sur
lequel se construisent les actions.
De ce point de vue, le vocable de désencastrement n'a effectivement
pas de sens s'il suggère l'existence d'une économie sans institutions. À la
limite, il reste possible de parler de désencastrement et de réencastrement
pour décrire, comme le fait Jens Beckert [1999], un changement dans les
conditions d'encastrement. Mais ce terme ne doit à aucun moment évoquer
leur disparition et leur réapparition. De la même façon, des niveaux
d'encastrement-étayage peuvent être calculés, mais seulement pour traduire
en chiffres des différences dans les conditions d'encastrement. Brian Uzzi
[1996] évalue ainsi la densité relative de réseaux d'entreprises et montre
l'importance de cette variable pour comprendre les phénomènes de faillite.
Mais là encore, il n'est pas question d'évaluer un degré d'existence des
conditions d'encastrement-étayage, cela n'aurait aucun sens. Les économies
sont toujours encastrées-étayées, que cet encastrement prenne la forme de
réseaux très denses ou de réseaux atomisés, de règles très contraignantes
ou très libérales, etc. Deux Polanyi ? JE SUIS DONC D'ACCORD AVEC BARBER [1995] LORSQU'IL AFFIRME QUE TOUTES
LES ÉCONOMIES SONT ENCASTRÉES-ÉTAYÉES. PAR CONTRE, LA CRITIQUE QU'IL FAIT À
POLANYI ME SEMBLE PARTICULIÈREMENT INADÉQUATE. IL EST AUJOURD'HUI
CLAIREMENT ÉTABLI QUE POLANYI N'A JAMAIS PENSÉ QU'UNE ÉCONOMIE PUISSE
EXISTER INDÉPENDAMMENT DES INSTITUTIONS SOCIALES[3]. CE SERAIT MÊME
PARFAITEMENT CONTRAIRE À LA MÉTHODOLOGIE INSTITUTIONNALISTE QU'IL A EXPOSÉE
DANS PLUSIEURS TEXTES. DANS L'ÉCONOMIE EN TANT QUE PROCÈS
INSTITUTIONNALISÉ, POLANYI ÉNONCE CLAIREMENT QUE L'ÉCHANGE MARCHAND NE DOIT
PAS ÊTRE APPRÉHENDÉ D'UNE FAÇON DIFFÉRENTE DES AUTRES MODALITÉS D'ÉCHANGE.
LE MARCHÉ S'APPUIE TOUJOURS, AUTANT QUE LA RÉCIPROCITÉ OU LA
REDISTRIBUTION, SUR DES « SUPPORTS INSTITUTIONNELS DÉTERMINÉS » [POLANYI,
1975, P. 245]. EN OUTRE, POLANYI DÉCRIT, TOUT COMME LE FONT AUJOURD'HUI LES
AUTEURS DE LA NOUVELLE SOCIOLOGIE ÉCONOMIQUE, LA GRANDE VARIÉTÉ DES
MODALITÉS D'ORGANISATION DES MARCHÉS CONCRETS : EXISTENCE DE PRIX
ADMINISTRÉS, ABSENCE DE CONCURRENCE EN RAISON D'ÉLÉMENTS LÉGAUX,
GÉOGRAPHIQUES OU COUTUMIERS, SITUATIONS OÙ SEULS LES OFFREURS OU LES
DEMANDEURS SONT ACTIFS... IL EXISTE UNE « DIVERSITÉ DES INSTITUTIONS DE
MARCHÉ [QUI] FUT À UNE ÉPOQUE RÉCENTE OBSCURCIE AU NOM DU CONCEPT FORMEL DU
MÉCANISME OFFRE-DEMANDE-PRIX » [IBID., P. 258].
Le désencastrement dont parle Polanyi dans La Grande Transformation
n'est alors certainement pas un désétayage. Au contraire,