La géographie comme science - Hal-SHS
Ils sont un sujet de spéculation pour l'épistémologue, lorsque celui-ci, endossant
.... en une succession de « facteurs » (climat, relief, sol, hydrologie, végétation,
etc.) ..... Dans une perspective similaire, l'examen de la carte topographique a été
..... la préparation des concours de l'enseignement primaire et secondaire[46], les
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La géographie comme science. Quand faire école cède le pas au pluralisme[1]
Olivier Orain Les représentations ordinaires de ce qu'est la géographie illustrent à
merveille la distinction que l'on peut faire entre une science et un
savoir. D'un côté, les mathématiques, les sciences naturelles (au sens
large), la sociologie, l'histoire, etc., donnent le sentiment de puiser
leurs matériaux dans une activité de recherche réglée par un objet (ou
domaine cognitif) propre. Celui-ci leur confère une légitimité en quelque
sorte intrinsèque. De l'autre, la géographie apparaît comme forcément
agrégative : adonnée à des thèmes ou à des contrées, elle paraît rassembler
des matériaux hétérogènes qui constituent une connaissance plus ou moins
encyclopédique du sujet étudié. Au reste, lorsqu'ils sont consultés comme
experts par les médias ou diverses institutions, l'appartenance
disciplinaire des géographes est souvent gommée, du moins minorée. Untel
est spécialiste du commerce mondial du blé, telle autre n'ignore rien du
tourisme de masse, un troisième est une « mine » sur la Russie, tandis que
l'on consultera telle autre pour sa maîtrise des risques volcaniques en
Sicile. Cette connaissance du dossier, bâtie sur une érudition sans
failles, est largement appréciée ; mais ponctuellement, rarement ès-
qualités, c'est-à-dire en relation avec une idée précise du geste ou de la
posture qui constituerait la science géographique.
Les contenus scolaires et les magazines grand public (Géo, National
Geographic), voire même certaines revues destinées à une audience cultivée
(Hérodote), ont largement contribué à la perpétuation de cette
représentation. Le lectorat de ces publications confirme au demeurant un
intérêt persistant pour le devisement[2] du monde, devenu populaire au
milieu du xixe siècle en étroite relation avec l'aventure coloniale. Le
monde se présente en fragments kaléidoscopiques, découpé en contrées et en
activités, décliné en images, cartes et textes. Le principe même des revues
facilite un traitement sous forme de dossier. Ainsi, à des degrés divers,
chaque numéro épuise telle ou telle facette, telle ou telle pièce de la
mosaïque terrestre. Dans le cas d'Hérodote, se superpose un projet
explicatif qui n'a rien d'unitaire : historiens, politologues, géographes
spécialisés, etc., apportent des éclairages divers et non nécessairement
coordonnés, qui confèrent au sujet général une trame feuilletée. Laquelle
correspond assez correctement à la représentation standard des savoirs
géographiques.
Malgré de gros efforts de réforme depuis une trentaine d'années, la
géographie scolaire demeure de son côté ce réceptacle où l'on étudie les
climats du monde et les techniques sidérurgiques, le paysage de bocage et
les sociétés de capitalisation japonaises, les techniques de transbordement
portuaire et les diverses sortes de volcans... Il serait facile (et sans
doute un peu schématique) de mettre à plat des dizaines de ces « fiches »
qui jalonnent le parcours de l'élève, se répètent parfois, conférant à la
discipline une bonne partie de son image tout à la fois technique,
« concrète » et encyclopédique. C'est que, malgré toutes les tentatives
pour infuser les avancées de la recherche la plus « spécifique », la
discipline est demeurée dans l'enseignement une forme démultipliée
d'éducation « citoyenne » s'appuyant sur une forme régulièrement modernisée
de la leçon de choses qui avait cours avant 1968. Sous réserve d'autres
interprétations de l'utilité sociale et institutionnelle de la géographie,
on pourrait faire l'hypothèse que le système scolaire se satisfait assez
bien de la présence d'un enseignement non spécifique, cumulatif davantage
que progressif, où sont amassées diverses pièces hétérogènes d'une culture
matérielle que nulle autre discipline ne saurait prendre en charge. Cette
fonction de « culture générale » ne permet pas d'embrasser l'ensemble des
contenus et pratiques qui sont inculqués sous la bannière de la géographie,
mais elle est sans doute emblématique d'une certaine demande
institutionnelle, voire sociale, qui perdure et fait perdurer une matière
qui peine, depuis les années 1970, à justifier pour elle-même sa pertinence
scolaire[3] autrement qu'à des fins de préservation de la communauté des
géographes (si on supprimait l'enseignement, la discipline pourrait fermer
boutique).
Confronté à cette représentation somme toute inconfortable, le
spécialiste des discours et pratiques de la géographie savante,
épistémologue parmi d'autres, peut adopter deux attitudes : il peut
insister sur la coupure entre la discipline universitaire et ses
vulgarisations, afin de sauver (si tel est son propos) la légitimité
scientifique de la première ; il peut à l'inverse insister sur la
complexité de la relation entre les élaborations savantes et les
productions vulgaires, qui se sont influencées réciproquement, dans un jeu
subtil d'adhésions et de prises de distance. Auquel cas, il pourrait être
amené à ne pas négliger ce qu'il peut y avoir d'encyclopédique dans la
géographie universitaire, au risque de voir s'effondrer toute perspective
de pouvoir cerner l'identité épistémologique de cette dernière.
Car tel est sans doute le plus grand problème, la question harassante :
peut-on invoquer ou reconstruire une identité épistémologique de la
géographie ? La communauté qui endosse ce label en France est loin de
partager une attitude homogène sur la question. Nombreux sont ceux qui
professent une attitude agnostique[4], arguant que les « vrais problèmes du
monde » sont ailleurs. D'autres se sont forgé une position qui leur paraît
d'autant plus personnelle qu'elle est en fait diffuse et largement
diffusée. « Être géographe, c'est faire des cartes », entend-on souvent,
comme si un ensemble de savoir-faire techniques pouvait tenir lieu de
discours spécifique sur un aspect du monde. « Être géographe, c'est avoir
le sens du concret », entend-on également, comme s'il y avait là un critère
de démarcation remarquable, et de surcroît épistémologiquement pertinent :
toute discipline référant à des phénomènes empiriques a forcément une
dimension « concrète » ; quand à prétendre fonder une science sur cette
base, c'est à la fois antiscientifique (par le refus de l'abstraction) et
indéfinissable (car comment circonscrire les limites du concret dont on
prétend partir ?). Bien d'autres maximes circulent, plus ou moins voisines,
plus ou moins cousines, qui ont toutes l'inconvénient d'évacuer les enjeux
de connaissance au bénéfice d'une définition technicienne ou tribunicienne
(le géographe, au contact des « choses » ou des « gens », parle pour eux et
non sur eux, il est « d'en bas »[5] contre les discours « d'en haut »,
précisément ceux de la science en chaire...). Ces raccourcis standard que
la profession affectionne ont la vie dure : ils étaient déjà largement
répandus dans les années 1960 et ont fait plus que résister aux vagues de
changement qu'a connus la géographie française depuis les années 1970. Ils
sont un sujet de spéculation pour l'épistémologue, lorsque celui-ci,
endossant la position de l'ethnographe, s'emploie à décrire les
représentations partagées. Mais ils ne peuvent constituer pour lui une base
satisfaisante quand il se confronte à l'archive savante[6] et essaye
précisément d'explorer les voies qui s'ouvrent à lui lorsqu'il s'interroge
sur l'identité épistémologique de la géographie.
L'objectif de ce chapitre est de prendre au sérieux l'idée de la
géographie comme science. Mais sa visée est moins de justifier l'unité ou
l'existence de la discipline universitaire que d'exposer les diverses
formes de rationalisation qui ont accompagné les développements de celle-ci
depuis qu'elle a droit de cité dans le champ académique, soit en gros
depuis la fin du xixe siècle. Plus précisément, il s'agit de confronter
discours identitaires et pratiques savantes, non pour les confirmer ou les
confondre, mais pour rendre intelligibles dans leur diversité les efforts
cognitifs, parfois convergents, parfois divergents, d'une communauté
savante. 1. Les joies d'une École Durant sept à huit décennies, la géographie universitaire française
s'est confondue avec ce que l'on appelle communément « École française de
géographie », encore qualifiée de « classique » ou de « vidalienne », par
référence à son fondateur supposé, Paul Vidal de la Blache. Confusément,
les valeurs, méthodes, tentatives de définition, etc., qui ont été
développées par les représentants de la dite école continuent largement à
nourrir les représentations non savantes de la discipline, alors même que
le paradigme classique[7] - qu'il est important de situer - a depuis une
trentaine d'années perdu sa position hégémonique dans l'université
française. Pour autant, on ne saurait décemment affirmer qu'il a fait
naufrage : infléchi, transformé, corrigé, il se perpétue dans la géographie
contemporaine au travers de courants qui s'en revendiquent plus ou moins
nettement. 1.1. Quel contenu pour le paradigme « classique » ? Depuis les travaux de Marie-Claire Robic[8], Vincent Berdoulay[9] et
Catherine Rhein[10], la relation étroite entre les raisons
d'institutionnaliser une géographie universitaire à la fin du xixe siècle
et les caractéristiques du « programme de recherche »[11] (ou horizon
cognitif) de la géographie classique est