L'homme-fourmi - La Bibliothèque électronique du Québec
Je sentis qu'il y aurait inconvenance à continuer mon examen silencieux. ....
Tantôt l'habitude humaine rythmera à faux ta pensée de fourmi, affolera la fourmi
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Han Ryner L'homme-fourmi [pic]
BeQ
Han Ryner
L'homme-fourmi roman La Bibliothèque électronique du Québec
Collection À tous les vents
Volume 1017 : version 1.0
L'homme-fourmi
Édition de référence : Paris, Eugène Figuière et Cie, Éditeurs. À Jacques Frehel
Le jour où je vis frémir, sous la transparence de vos livres, votre
nature généreuse, je n'eus envers vous qu'une justice d'avare ou de pauvre.
J'aime, dès la première rencontre, les talents latins et leur simple
harmonie. Il me faut une plus longue application pour comprendre les génies
barbares. Leur libre fécondité et leur prodigalité apparemment folle me
troublent d'une admiration où l'étonnement tient d'abord, je le crains,
plus de place que la sympathie. Je me perds aux coudes inattendus, aux
brusqueries divergentes de leurs créations touffues, et je suis porté à
dire, plus que mon émerveillement, mon inquiétude. Mais ce n'est qu'une
question de temps et de fréquentation. Quand je connais enfin la forêt à
demi sauvage aussi bien que le parc, je sens de combien elle est plus
largement belle et plus noblement émouvante. Aussi d'un zèle joyeux je m'efforce gravant au fronton de ce livre, -
monument sans doute ruineux, hélas ! - mon admiration chaque jour plus
profonde pour tant de pages de Bretonne, pour presque toutes les pages de
Déçue et plus encore, s'il est possible, pour ces étonnants poèmes en prose
que vous nommez trop modestement contes ou nouvelles et que vous êtes bien
coupable, Madame, de ne pas réunir en volume. Han Ryner.
P. S. - J'ai tenu à laisser celle dédicace telle qu'elle parut pour la
première fois en 1901. Mais n'ai-je pas le devoir, ma chère amie, d'avertir
que votre crime d'abstention est réparé ? Vos délicats et pénétrants poèmes
en prose, vous les avez groupés, pour notre joie durable, sous ce titre
d'une exquise mélancolie, Le Cabaret des Larmes. Je commettrais une grave
injustice - envers le public plus encore qu'envers vous - si je n'indiquais
aussi combien, depuis le commencement du siècle, vous avez dépassé toutes
vos promesses et toutes nos espérances, ou si je négligeais de nommer ces
deux chefs-d'?uvre larges et complets : Le Précurseur, La Guirlande
sauvage.
I
Avant de conter mon incroyable métamorphose et les étranges aventures de
ma vie de fourmi, il me paraît d'une bonne méthode de dire celui que
j'étais à l'heure de la surprise et de résumer en peu de lignes mon
existence antérieure. Ces premières pages me seront difficiles et humiliantes. Depuis
l'étonnante épreuve, mes idées et mes sentiments ont bien changé. L'homme
que je suis méprise justement l'homme que je fus. Je vais essayer de
ressusciter un instant l'être méprisable et méprisé. C'est à lui que je
dois donner la parole d'abord. Autrefois serait inexactement peint sans les
couleurs d'autrefois, et je ne puis expliquer une période de mon existence
qu'en retrouvant le ton dont je parlais alors et le rythme sur lequel je
pensais.
Je m'appelle Octave-Marius Péditant. Je suis né le 8 avril 1875 à
Château-Arnoux (Basses-Alpes) de parents considérés, riches pour notre
village et fiers de leur supériorité de fortune. Tant en terres et autres
immeubles qu'en argent solidement placé, ils possédaient plus de deux cent
mille francs. Par malheur, eux si sages, si sobres en tout le reste, ne
surent point limiter le nombre de leurs enfants. J'étais l'aîné et, dès mon plus bas âge, j'annonçais d'heureuses
dispositions scientifiques. Ils n'eurent pas la justice de comprendre ce
qui était dû à mon intelligence. Pourtant, si j'étais resté fils unique, si
j'avais eu assez de revenus pour vivre sans travail forcé, pour consacrer
tout mon temps aux études que j'aimais, j'aurais pu devenir un économiste
de premier ordre, l'égal de M. Paul Leroy-Beaulieu ou de M. Baudrillart !
Hélas ! On me donna six frères et quatre s?urs. Et encore, heureusement,
mon père mourut très jeune, sans avoir le temps matériel de compléter la
douzaine. Quoique je parle avec une raison inflexible même quand il s'agit des
miens, je ne voudrais pas qu'on me prît pour un mauvais c?ur. Ce jugement
serait injuste. Et voici la preuve : Mon père était mort intestat. Je pouvais, à ma majorité, réclamer mes
droits. Je n'en fis rien. Je laissai ma bonne mère, tant qu'elle vécut,
jouir de ce qui m'appartenait. Et même, mon frère Bienvenu et le mari de ma
s?ur Désirée ayant voulu demander le partage, je leur montrai ce qu'il y
aurait d'inconvenance à une telle précipitation ; je leur dis combien nous
y perdrions dans l'estime de nos compatriotes ; je leur fis remarquer que
notre mère, très malade, n'avait plus que peu de temps à vivre. En un mot,
j'usai de mon autorité d'aîné et de savant, contre mes intérêts. J'eus
l'ennui de réussir. Si j'avais échoué, si ces mauvais fils avaient
persisté, tout le pays, en les blâmant, eût vanté ma noble opposition, et
j'aurais retiré plus d'avantages d'une belle action qui, précisément, ne
m'eût plus rien coûté. À huit ans, on me mit au collège (aujourd'hui lycée) de Digne. On me
retira bientôt de cet établissement insuffisant, et j'ai fait la plus
grande partie de mes études au lycée de Marseille. Je fus toujours dans les
premiers de ma classe. Mais ma période brillante entre toutes fut celle de
mes études de droit. Je fus reçu docteur avec cinq boules blanches.
J'aurais voulu, après ces succès de bon augure, me livrer tout entier à la
noble science de l'économie politique, la plus belle création des XVIIIe et
XIXe siècles, celle qui nous vaudra l'estime de l'avenir. Mon patrimoine,
trop réduit par le grand nombre d'intrus (j'appelle ainsi mes frères et mes
s?urs, êtres grossiers qui ont voulu quitter très jeunes le collège ou la
pension et qui n'ont jamais donné à mes parents et à moi que des sujets de
plainte) ne me permit point de suivre sans entraves ma vocation. Je choisis une carrière libérale, estimée, qui entoure de sécurité et de
considération. J'entrai dans l'Enregistrement. À vingt-huit ans, étant déjà
receveur à Sisteron, je fis un mariage passable. Ma femme m'apportait
cinquante mille francs de dot et d'assez belles espérances, qui avaient le
tort de paraître bien éloignées. Malgré le peu de loisirs que me laissaient mes devoirs professionnels,
j'avais publié successivement plusieurs mémoires d'économie politique.
Notre gouvernement - qu'on calomnie beaucoup trop - m'en avait récompensé
par les palmes académiques et par le mérite agricole. Mon dernier travail,
celui qui m'avait valu le ruban vert, était une statistique très soignée
des déprédations dont une espèce de fourmis, l'aph?nogaster barbara, se
rend coupable à l'égard de nos blés.
Le 11 avril 1897, j'étais allé me promener sur un plateau voisin de
Sisteron, en un lieu nommé Chambrancon. Couché sur le ventre, - posture peu
convenable en elle-même et que pouvait seul excuser l'amour de la science -
j'étudiais les mouvements d'un fourmilière. Un doute m'était venu sur un
détail affirmé dans ma brochure d'après un autre observateur. Je voulais
vérifier et, en cas d'erreur, enrichir d'une note la seconde édition de ma
Statististique des déprédations de l'aph?nogaster barbara à l'égard de nos
blés. Avec cette patience qui, au témoignage de Buffon, suffit à former le
génie, j'examinais les prévoyants insectes. Tout à coup, sans que, du fond
de ma préoccupation, j'eusse entendu le moindre bruit de pas, des paroles
m'arrivèrent, étranges de sonorité douce, étranges de sens : « Bonjour,
bonjour, disaient-elles. Je suis une fée. » Mon esprit traduisit en grande vivacité : « Tu es une folle. » Je me
sentais hostile à la nouvelle venue. Il y avait indiscrétion insolente à
troubler ainsi mes travaux par des paroles mystificatrices. Et il m'était
pénible, même dans la liberté d'une campagne déserte, d'être surpris couché
sur le ventre par une femme qui, sans doute, ne comprenait rien aux
exigences de l'observation scientifique. Je me dressai, en une hâte, comme pressé par un aiguillon. D'une main
rapide je secouai la poussière de mon pantalon. Et je regardai la fâcheuse. Ses vêtements, en dehors de toute mode, draperies plus que robes,
suivaient à grands plis jaunes les courbes de son corps. Un ignorant les
eût trouvés ridicules seulement. Je sentais aussi vivement que tout autre
combien ils étaient peu convenables dans notre monde moderne. Mais ils ne
me blessaient point comme de l'inconnu : ils éveillaient en moi des
souvenirs de tableaux. Et, sans doute, je les aurais trouvés ingénieusement
beaux si, au lieu de courir les champs, ils s'étaient manifestés dans un
bal travesti. De cette harmonie noble, qui eût été un charme sans sa blessante
inopportunité, émanait un parfum délicieux et sans analogue. J'en donnerai
une idée bien fausse et bien grossière en le comparant à quelque mélange de
thym et de lavande qu'on aurait atténué par je ne sais quel moyen, rendu
léger, discret et à la fois plus pénétrant.