Langue, discours et cognition :

Danièle Dubois & Philippe Resche-Rigon ..... Ces conclusions se retrouvent à la
fois dans l'examen des définitions de la couleur par les dictionnaires de langue ...

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Langue, discours et cognition :
une approche sémiophysique de la construction du sens linguistique Danièle Dubois & Philippe Resche-Rigon
CNRS
LCPE/LAM UMR 7610 - 11 rue de Lourmel 75015 Paris
Notre tradition culturelle nous a légué une conception de la perception
divisée en cinq sens. Cette conception originelle s'établit à partir d'une
simplification anatomique et physiologique des « entrées sensorielles ».
Celle-ci reste actuellement le cadre d'analyse des déterminations de
l'organisation cognitive. Quant aux manifestations langagières des cinq
sens, elle n'ont guère retenu d'attention, si ce n'est pour stigmatiser le
sens olfactif, « un sens sans parole » (Howes, 1986). Nous proposons ici, à
partir d'une étude de différents types de corpus (corpus littéraires ou
attestés dans des documents techniques et questionnements provoqués),
l'exploration de contrastes ou de similitudes dans les traitements
langagiers selon les différentes modalités perceptives. La comparaison des
traitements cognitif et langagier des phénomènes visuels (réduite aux
couleurs), olfactifs, (Dubois et al., 1997, Dubois 2006 a & b) montre un
traitement différentiel des différentes modalités sensibles. Nous voudrions
préciser comment ces spécificités et ces régularités se déclinent selon
différents types de productions langagières, permettant d'expliciter
l'articulation entre différents types de discours, différents types de
connaissances et les processus de construction du sens. Notre culture a très anciennement établi une hiérarchie et une
différentiation entre les cinq sens qui se reflètent toujours actuellement
dans les modèles cognitifs (tant linguistiques que psychologiques). Ceux-ci
sont construits de manière élective à partir de données établies sur le
fonctionnement du système visuel et de son mode d'inscription dans le
lexique des langues indoeuropéennes (Dubois, 1997 ; 2000). L'appréhension
de la réalité mondaine relève ainsi prioritairement de la vue, même s'il
revient quelquefois au toucher, sous la forme particulière de la
préhension, d'attester de cette réalité. En termes cognitifs contemporains,
on peut avancer que la conception dominante est que la vue conduit à
l'appréhension des choses (elles-mêmes), des « entités » du monde, à la
« connaissance par l'intellect » (Thomas d'Aquin), les autres sens ne
concernant que certains aspects, certaines propriétés de ces « choses ». La
langue (française) exprime d'une manière conventionnelle ces rapports
différents entre l'acte de percevoir et son contenu.
Ainsi, si on peut dire
(1) « je vois un oiseau »
(2) « j'entends un oiseau »
(3) « je renifle une pomme »
il est étrange de dire (toujours en français)
(4) ? « je vois la vue d'un oiseau », alors qu'on peut dire
(5) « j'entends le bruit d'un oiseau » ou
(6) « je sens l'odeur d'une pomme ». 1. Odeurs, et couleurs, dans des corpus littéraires
Un premier repérage de l'inscription de sensations olfactives, visuelles a
été mené sur un corpus de romans de différents auteurs de la fin du XVIII
au XX, à partir de la base Frantext. Dans le domaine olfactif, on a
sélectionné les contextes d'occurrences d'une liste très large de termes
relatifs à l'olfaction, tels que odeur, parfum, senteur, relent, arôme,
sentir, puer, etc. , ou à ses effets (étouffement, trouble, déplaisir).
Pour la modalité visuelle, quatre des termes de couleur les plus fréquents
(cf. 1.2 ci-dessous) (rouge, vert, jaune et bleu) ont été retenus. Le
tableau 1, très simplificateur puisqu'il compare un nombre inégal par
auteur d'?uvres littéraires rassemblées sous la dénomination commode de
roman et qu'il compare des occurrences de nature linguistique différente,
permet cependant de mettre en évidence quelques régularités. Malgré le nombre des termes retenus pour l'olfaction, en contraste avec la
restriction du visuel à quatre termes de couleurs, on peut noter une
différence d'importance accordée à ces différentes modalités, le visuel
s'imposant massivement. La mention d'une sensation olfactive, quasi inexistante au dix-huitième
siècle, apparaît de manière timide chez les romanciers du début du dix-
neuvième. Elle est en revanche beaucoup plus présente dans les romans de la
fin du siècle. Elle persiste au vingtième siècle tout en restant très en
deçà de l'évocation de la perception visuelle. À titre de curiosité, on
peut observer que de Diderot à Balzac, il n'y a pas (ou en tout cas pas à
partir des termes pivots retenus) d'évocations de l'odeur, alors que celles-
ci augmentent peu à peu chez des auteurs comme Hugo pour apparaître plus
significativement chez Flaubert, Zola ou Céline... |Auteur |Nbre de |Odeurs |Couleurs|
| |romans | | |
| |(Frantext)| | |
|Diderot |5 |5 |39 |
|Rousseau|1 |5 |14 |
|Stendhal|7 |30 |247 |
|Balzac |87 |232 |2576 |
|Hugo |6 |72 |811 |
|Flaubert|7 |396 |770 |
|Verne |11 |36 |493 |
|Zola |22 |1034 |2943 |
|Proust |7 |189 |549 |
|Aragon |4 |51 |582 |
|Céline |3 |108 |344 |
|Gracq |6 |156 |350 | Tab. 1 Nombre d'occurrences de quelques termes relevant de deux modalités
sensibles Devant le constat (assez surprenant) de la relative pauvreté des
manifestations linguistiques des expériences olfactives chez Proust, nous
avons centré plus spécifiquement notre étude d'un corpus littéraire en nous
attachant à l'auteur qui manifeste nettement le plus grand nombre
d'occurrences, à savoir Zola.
1.1. Caractéristiques de l'expression des odeurs chez Zola.
L'odeur apparaît majoritairement chez Zola, dans des descriptions, comme
indice non pas d'identification mais de sur-signification, destinée soit à
saturer le sens de l'objet décrit, soit à marquer le positionnement du
décrivant (le plus souvent l'auteur-narrateur). Malgré tout c'est la
pauvreté du vocabulaire de l'olfaction dans le discours romanesque qui
surprend, ainsi que le caractère stéréotypé des désignations utilisées de
manière récurrente. Ainsi avons-nous pu constater (Dubois, 2008):
- les formes les plus régulièrement employées ne sont pas des noms simples
(pas des « termes de base » donc), mais des expressions complexes de la
forme : odeur + de + nom-d'objet source odorant, et plus fréquemment odeur
+ adjectif + nom d'objet-source odorant. L'usage de la forme régulière
« odeur de X » ou « parfum de Y' permettant d'identifier et de qualifier
l'odeur à partir d'une source odorante, un objet (une violette), une
substance (musc), un corps (une femme), un lieu les champs), voire une
abstraction (la misère).
- un répertoire restreint des adjectifs qualificatifs tels que évanescente,
absente, fraîche, saine, pour les valences positives, alors que les
valences négatives sont portées par les adjectifs tels que persistante,
pénétrante, énervante, ou des valeurs d'intensité âcre, fade, fort(e). Ces
mots lorsqu'ils sont des formes simples sont non spécifiques de l'odeur, et
lorsque ces formes sont construites, c'est généralement sur des formes
verbales, tels persistante, pénétrante renvoyant massivement à des effets
produits par l'odeur.
- Surtout, nous avons noté qu'en l'absence de dénomination simple et de
qualification spécifiques dues aux ressources lexicales du Français, les
désignations de l'odeur s'inscrivent à travers des structures complexes.
Ces « effets olfactifs » sont ainsi produits par des reprises d'isotopies,
distribuées sur plusieurs formes lexicales qui ne réfèrent pas
spécifiquement à des objets odorants ou sensations olfactives (répugnée ...
risquait; ou traînaient ... énervants) comme dans les énoncés suivants : « mais tout de suite répugnée par l'odeur fade de misère, malgré la
propreté choisie des maisons où elle se risquait « Germinal, Pages 1223-
1224, Paris, Gallimard, 1964. La sensation olfactive se trouve ainsi sensible (pour le lecteur) à partir
de désignations, distribuées sur un « parcours interprétatif » (Rastier,
1991), qui conduisent à imputer à l'odeur elle-même les valeurs des effets
produits à partir de divers éléments d'une séquence discursive. On peut
également noter dès à présent un lien régulier entre la désignation des
effets olfactifs et des expressions qui relève davantage du registre de
l'émotion, du jugement que de la description d'éléments du monde. Le
contraste entre des « bonnes odeurs » et des « mauvaises odeurs » s'établit
ainsi sur les valeurs davantage imputées aux sources qu'aux odeurs elles-
mêmes. Cette opposition concerne, par exemple, la « pureté de la nature » /
« impureté de la ville ». « il était tout heureux de cette odeur saine des champs qu'elle lui
apportait, dans les mauvaises haleines des halles. Elle sentait la terre,
le foin, le grand air, le grand ciel. " Le Ventre de Paris, Pages 731-732,
Paris, Garnier-Flammarion. » Le jugement porté sur l'odeur apparaît ainsi comme une propriété peu
différenciée de l'appréciation relative au contexte des diverses activités
dans lequel elle se manifeste, selon une polarité qui va du gênant : « mais tout de suite répugnée par l'odeur fade de misère, malgré la
propreté choisie des maisons où elle se risquait » Germinal, Pages 1223-
1224, Éd. A. Lanoux, H. Mitterand, T. 3, Paris, Gallimard, 1964. à l'agréable : « Il y a douze ans de ça. Nous allions à la rivière... ça sentait meilleur
qu'ici..