Vincent DUBOIS - Hal-SHS

En France, à la fin du XIXème siècle, les caisses de secours syndicales
procédaient déjà à un examen rigoureux des travailleurs privés d'emploi afin de
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Vincent Dubois
ÉTAT SOCIAL ACTIF ET CONTRÔLE DES CHÔMEURS :
UN TOURNANT RIGORISTE ENTRE TENDANCES EUROPÉENNES ET LOGIQUES NATIONALES LE CONTRÔLE DES CHÔMEURS PEUT ÊTRE DÉFINI COMME L'ENSEMBLE DES PRATIQUES
INSTITUTIONNELLES DE VÉRIFICATION DE LEUR SITUATION, EN PARTICULIER DE LEUR
« VOLONTÉ » EFFECTIVE DE (RE)TROUVER UN EMPLOI. CES PRATIQUES, GÉNÉRALEMENT
LIÉES AUX PROCÉDURES D'INDEMNISATION DU CHÔMAGE, CONDUISENT À SANCTIONNER
CEUX DONT LES COMPORTEMENTS SONT JUGÉS FRAUDULEUX, ABUSIFS, ET PLUS
LARGEMENT NON CONFORMES AU SYSTÈME - VARIABLE - DES ATTENTES SOCIALES
FORMULÉES À LEUR ÉGARD. UN TEL CONTRÔLE EST AUSSI ANCIEN QUE
L'« INVENTION » DE L'INDEMNISATION DU CHÔMAGE COMME CATÉGORIE D'ACTION
PUBLIQUE. EN FRANCE, À LA FIN DU XIXÈME SIÈCLE, LES CAISSES DE SECOURS
SYNDICALES PROCÉDAIENT DÉJÀ À UN EXAMEN RIGOUREUX DES TRAVAILLEURS PRIVÉS
D'EMPLOI AFIN DE DÉTERMINER S'ILS « MÉRITAIENT » QU'ON LEUR VIENNE EN AIDE
ET D'EN ÉCARTER LES « PARASITES », CONSIDÉRÉS COMME DÉVIANTS (ALCOOLIQUES
PRINCIPALEMENT) OU DONT LES EFFORTS ÉTAIENT JUGÉS INSUFFISANTS POUR
RETROUVER RAPIDEMENT UN TRAVAIL (SALAIS ET AL., 1986 ; DANIEL ET
TUCHSZIRER, 1999). EN ANGLETERRE, DANS LES ANNÉES 1930, LE MEANS TEST
CONSISTAIT EN UNE SURVEILLANCE SYSTÉMATIQUE DES CONDITIONS DE VIE DES
CHÔMEURS SECOURUS, CE DONT GEORGE ORWELL A FOURNI UN TÉMOIGNAGE DOULOUREUX
(ORWELL, 1995, PP. 88-89). ON POURRAIT TROUVER DANS D'AUTRES PAYS EUROPÉENS
DE MULTIPLES EXEMPLES SUPPLÉMENTAIRES, DÈS AVANT LA SECONDE GUERRE MONDIALE
ET L'UNIFICATION PROGRESSIVE DES SYSTÈMES NATIONAUX D'INDEMNISATION DU
CHÔMAGE.
Les pratiques de contrôle sont donc tout sauf nouvelles. Elles ont
néanmoins été investies d'une importance et d'une signification inédites un
peu partout en Europe depuis le milieu des années 1990 : d'abord en Grande-
Bretagne, à la faveur notamment du Job seeker's act de 1996, puis notamment
aux Pays-Bas, en Belgique, en Allemagne et en France. Certes, les
imprécations à l'encontre des « faux chômeurs » sont des figures anciennes
et depuis longtemps routinières des débats politico-médiatiques et des
conversations ordinaires sur le chômage et son indemnisation. Mais ce n'est
qu'à partir de cette période que le « faux chômage » et son contrôle ont
été constitués en objet de controverse publique, à la fois dans la presse
(on ne compte plus les articles et reportages sur ce thème) et les arènes
politiques. Si les organismes concernés exercent de longue date une
surveillance parfois directement coercitive, ces pratiques n'avaient
jusqu'alors pas suscité les investissements qui en ont fait l'axe d'une
« politique » : investissements intellectuels dans la production
d'expertise, juridique, économique ou managériale ; investissements
techniques dans des systèmes informatiques ; investissements humains dans
la formation de contrôleurs ; investissements politiques et institutionnels
dans l'édiction de nouvelles règles, la création de dispositifs ou la
réorganisation des relations entre acteurs. Les sanctions et autres
radiations auxquelles le contrôle peut conduire avaient déjà pu constituer
une « variable d'ajustement » permettant de réviser artificiellement à la
baisse le « chiffre du chômage » (Mathiot, 2001 ; Pierru, 2003), mais
jamais elles n'avaient été à ce point conçues et revendiquées (fût-ce sous
les formes édulcorées du « suivi » ou de l' « accompagnement » des
chômeurs) comme un instrument de ces politiques. Plus qu'un simple examen
bureaucratique de la conformité des dossiers ou qu'une vérification
gestionnaire de la régularité des versements, le contrôle a de fait été
érigé en moyen d'agir sur les comportements individuels des chômeurs,
désormais réputés constituer l'une des causes majeures du chômage.
La tendance est observable très généralement dans les pays de l'Union
européenne (UE) et, au-delà, dans la plupart des pays occidentaux (Dufour
et al., 2003). Cette apparente convergence n'a pourtant a priori rien
d'évident. D'abord parce que les systèmes d'indemnisation du chômage
demeurent très différenciés nationalement, tant sur le plan de leur
organisation institutionnelle que de leur financement et des conditions de
versement des allocations. Ensuite parce que, si l'on s'en tient à l'UE,
les modalités d'indemnisation du chômage et a fortiori de contrôle des
chômeurs demeurent des compétences strictement nationales, dans lesquelles
le niveau communautaire n'interfère pas directement. Si des similitudes
sont repérables, elles ne sont donc pas assimilables à une
« européanisation » entendue comme l'effet d'injonctions supranationales.
En conséquence, la question posée dans cet article est double : comment
le contrôle, à la fois ancien et traditionnellement marginal dans les
politiques du chômage, a-t-il été promu comme un enjeu majeur ? Pourquoi
des politiques nationales d'indemnisation du chômage différenciées et
indépendantes convergent-elles à cet égard ? Afin d'apporter quelques
éléments de réponse, nous reviendrons d'abord sur les évolutions
principales historiques qui ont affecté le chômage et les conditions de son
traitement public. Le processus de désobjectivation du chômage et
l'instauration de rapports de force socio-politiques défavorables aux
chômeurs, observables l'un et l'autre à l'échelle européenne, fournissent
les premiers éléments d'explication de la montée en puissance des
politiques de contrôle. Dans ces conditions, des orientations politiques
dessinées au niveau supranational, propices au renforcement du contrôle
sans forcément y enjoindre directement, ont pu trouver un écho : c'est ce
que nous verrons dans un second temps. Enfin, l'étude du cas français
permettra de montrer comment l'élaboration d'une politique de contrôle,
obéissant avant tout à des logiques nationales, s'autorise de tendances
européennes qu'elle contribue ce faisant à réaliser[1].
1. Le contrôle dans les transformations socio-historiques du chômage et de
son traitement public On voudrait pour commencer formuler quelques hypothèses générales
concernant les enjeux auxquels renvoient les pratiques de contrôle et les
évolutions qui ont pu conduire, au moins au cours de la dernière décennie,
à lui conférer une place inédite dans les politiques du chômage. Ce
faisant, on souhaite inviter à une analyse de la convergence des politiques
nationales du chômage qui explore l'histoire des transformations
structurelles de ce phénomène et les cadres de son traitement public[2],
avant de l'imputer éventuellement comme on le fait souvent à la diffusion
de normes édictées au plan européen ou à des effets « d'apprentissage » et
« d'imitation » consécutifs à l'intensification des échanges horizontaux
entre gouvernements nationaux[3].
Le(s) sens du contrôle Afin de mieux saisir la portée du contrôle dans les politiques du
chômage, et pour fournir une première base à cette comparaison - historique
et internationale -, on peut tenter d'identifier les principaux enjeux qui
confèrent à ces pratiques leur signification sociologique. On en
distinguera six[4].
a. Le contrôle ne se limite pas à une procédure formelle de vérification
(de l'identité ou de la durée de cotisation), mais consiste aussi à statuer
sur les situations individuelles au regard de l'emploi. Avant même la
question de l'indemnisation, l'enjeu du contrôle tient donc à la
reconnaissance ou non du statut de chômeur. Il constitue dès lors un moment
de cristallisation et d'actualisation de la définition sociale,
historiquement variable et éminemment complexe, du chômeur. Au-delà de
leurs aspects techniques, les évolutions et les incertitudes du contrôle
reflètent ainsi celles de la définition du chômeur, question lancinante
depuis les débuts de l'histoire du chômage.
b. Par là même, le contrôle forme un « rite d'institution » (Bourdieu,
1982), entendu comme un rapport de domination au cours duquel s'exerce un
pouvoir de nomination : des agents mandatés par des institutions et
disposant d'un pouvoir de sanction accordent (ou non) le statut de chômeur
à des individus - le plus souvent démunis - les autorisant (ou non) à se
définir à partir de celui-ci. En ce sens, les dispositifs de contrôle
contribuent à l'opération pratique de « l'institution des chômeurs »
(Salais et al., 1986), c'est-à-dire à l'application d'une notion abstraite
à des situations et des individus concrets, qui conduit généralement à
l'intériorisation individuelle d'une définition sociale (se penser comme
chômeur) et à l'extériorisation des caractéristiques qui le définissent (se
comporter comme tel).
c. On voit par là en quoi les pratiques de contrôle orientent les
conduites qui réalisent la condition de chômeur, et ce d'autant plus
qu'elles consistent en des relations de face-à-face où s'expriment des
injonctions institutionnelles. Plus encore, dans la mesure où la définition
officielle du chômage actualisée dans les procédures de contrôle est
porteuse d' « anticipations institutionnalisées »[5], fondées sur un
rapport de force qui permet de conférer une certaine efficacité à ces
prescriptions, le contrôle et les éventuelles sanctions forment un
instrument de « gouvernement des conduites » des chômeurs (Foucault,
1994)[6].
d. Réciproquement, le contrôle étant le plus souvent directement lié à
l'octroi de