La naissance du projet - Hal

... chez Gallimard dans les années 1960, conduite par des exégètes et écrivains
transfuges de l'Église, ..... Un rapide examen des parcours individuels l'atteste.

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Les écrivains de la Bible Nouvelle Traduction Pierre Lassave Ces trente dernières années en France ont vu diverses traductions de la
Bible prendre place dans les rayons des librairies non religieuses. Leurs
traducteurs, qui prennent rang d'auteurs, veulent retrouver la saveur du
texte originel, libérer un monument littéraire d'une trop longue emprise
ecclésiale. Après la traduction « séculière » de la prestigieuse collection
de la Pléiade chez Gallimard dans les années 1960, conduite par des
exégètes et écrivains transfuges de l'Église, voici de curieux décalques de
l'hébreu forgés par l'essayiste André Chouraqui qui voisinent avec les
expérimentations rythmiques du linguiste et poète Henri Meschonnic[1]. Les
éditeurs confessionnels installés sur un marché biblique non négligeable
(plus d'une centaine de milliers d'exemplaires par an) ne restent pas
inertes : la Bible de Jérusalem (Cerf), major des ventes, renouvelle et
diversifie ses versions, l'Alliance biblique universelle, groupe
protestant, multiplie ses versions populaires en « français courant » ou
« fondamental » (à vocabulaire limité), la Traduction ?cuménique circule
dans la Pochothèque (Livre de poche), etc.
Cet engouement éditorial pour la Bible a sans doute de multiples
causes. J'en suggèrerai quatre.
Premièrement, le regain général de curiosité pour les sources
monothéistes au moment où les conflits du monde se donnent pour guerres de
religions, et où, en France tout particulièrement, la séparation des
Églises et de l'État n'a pas favorisé la culture biblique du pays. Le
succès d'un thriller américain à grand tirage comme le Da Vinci Code qui
rejoue le vieux fantasme des secrets de famille du christianisme ou le
battage médiatique autour de la découverte de L'Évangile de Judas
(manuscrit apocryphe et gnostique qui transforme le traître en meilleur des
disciples) témoignent, au-delà des évidents intérêts commerciaux, de la
profondeur de la demande symbolique.
Deuxièmement, l'empoussièrement rapide du langage des versions de
référence de l'après-guerre comme la Bible de Jérusalem, celle de la
Pléiade ou même déjà la Traduction ?cuménique des années 1970 : tournures
empesées, formules consacrées (« En vérité je vous le dis ») et banalisées
(« Et la lumière fut », « vanité des vanités », « à chaque jour suffit sa
peine », « qui m'aime me suive », etc.), apparats dogmatiques ou
catéchétiques.
Troisièmement, le renouvellement de l'exégèse biblique au plan
historique et littéraire, ainsi que l'attestent par exemple certaines
émissions sur Arte comme Corpus Christi (1994-1997) ou L'origine du
christianisme (2004), dont le succès d'audience, chiffré autour d'un à deux
millions d'auditeurs par émission d'une heure, corrobore l'intérêt de
connaissance pour l'étude critique des traditions scripturaires les plus
lointaines.
Quatrièmement, le déclin des vieux clivages de croyance chez les
intellectuels, du moins le rejet des affiliations réductrices. Écrivain
mystique, engagé ou converti, ces figures ne jouent plus comme encore avant-
guerre dans la construction des valeurs de « singularité »[2]. Mais les
traditions religieuses ne sont pas moins revisitées ou traversées par
nombre d'entre eux, croyants ou athées, tant elles recèlent de signifiants
pour exprimer l'existence et le monde aujourd'hui.
Ces divers éléments de contexte ne sont donc pas étrangers au lancement
de la fameuse « Bible des écrivains » qui a fait la une de la rentrée
littéraire de 2001.
La naissance du projet
L'initiative provient de la rencontre entre l'un des majors de
l'édition catholique, Bayard Presse, en mal de Bible de référence (« belle
à lire et à entendre »), un réseau d'écrivains ouverts à l'expérimentation
poétique et un groupe de biblistes rompus à l'exégèse historico-critique et
littéraire[3]. Frédéric Boyer, normalien féru d'exégèse, écrivain
prolifique chez p.o.l. et éditeur chez Bayard en est la cheville ouvrière,
l'agent de liaison en quelque sorte entre écritures profanes et sacrées.
Directeur temporaire du Monde de la Bible, magazine d'histoire et
d'archéologie rénové au début des années quatre-vingt-dix, Boyer a eu
l'idée d'associer des biblistes et des écrivains pour retraduire à nouveaux
frais la grande bibliothèque judéo-chrétienne (ta biblia). Il s'agit de
faire ?uvre historique et poétique avant toute considération théologique ou
confessionnelle. L'enrôlement des écrivains et des biblistes dans cette
ambitieuse aventure n'a cependant rien eu de mécanique. Dès 1994, Boyer a
convaincu Olivier Cadiot, son collègue poète chez p.o.l., de faire un essai
avec le père Marc Sevin, bibliste arrivé du Cerf chez Bayard, allié de
poids dans la place et le petit monde des exégètes.
« Un beau matin... » comme le dit maintenant la légende médiatique, le
poète reçoit alors du bibliste, par courrier, un très court psaume augmenté
de longs commentaires philologiques, « l'infrapoème d'un texte décortiqué,
dit Cadiot, démantibulé, un magma de mots qui partent dans tous les sens »
(e). Il faudra plusieurs mois à l'écrivain, qui se prend alors pour un
« paléontologue des mots », pour proposer à ses partenaires une forme qui
tienne, un rythme qui évoque celui du chant précatif transmis par les
versets davidiques. Dans ce travail d'agencement, le poète se rattache à la
mise en vers, au réglage des blancs et des coupes, pour donner à lire et à
entendre la voix lointaine qui se contracte et se dilate alternativement :
angoisse existentielle et espérance de salut, vers courts d'action et vers
longs de contemplation. Une première forme est trouvée, d'autres suivront,
loin du décalque étymologique ou rythmique, pour atteindre au plus près des
intentions initiales que la science du texte permet de conjecturer.
« Ce ne sont plus les Psaumes et pourtant tout y est », dit le bibliste
Sevin. « Les versets hébraïques correspondent à un matériau proche de la
poésie contemporaine, à un certain état issu d'expériences limites comme le
Tombeau d'Anatole de Mallarmé », commente Cadiot. « Nous ne le savons pas
encore, mais le projet de la nouvelle traduction vient de naître », indique
Boyer qui lui-même fait quelques essais avec d'autres spécialistes sur
d'autres textes aussi différents que la Genèse à un bout et les Lettres de
Paul à l'autre (e). L'idée d'un « binôme traducteur » pour chacun des 73
livres bibliques se forme avec celle de ne lui laisser qu'une seule
consigne : éviter tout à la fois le « calque archaïsant » et la « belle
infidèle » pour « tenter chaque fois, une solution personnelle
contemporaine qui retourne à la source du texte en même temps qu'elle
propose une façon d'habiter le texte, de le faire entendre »[4]. Les
sources retenues relèvent des plus récentes éditions critiques en hébreu,
araméen et grec adoptées par la communauté scientifique[5]. Partant de là,
le projet est mûr pour convaincre le directoire de la maison de débloquer
les fonds pour le lancement d'une « locomotive » dont on peut escompter une
suite de produits dérivés.
L'équipée
Dans la foulée des premiers essais, les binômes traducteurs
s'assemblent au gré des compétences, affinités, disponibilités et volontés.
Une trentaine de biblistes et une vingtaine d'écrivains se mettent
progressivement à la tâche. Les biblistes « gardiens des sources »
partagent entre eux une même communauté de savoir philologique, historique
et théologique. Nombre de ces érudits discrets qui proviennent de
différents horizons confessionnels et universitaires sont passés par la
prestigieuse École biblique et archéologique de Jérusalem. Du côté des
« virtuoses de l'écriture », ce serait plutôt l'éditeur p.o.l. qui imprime
sa marque expérimentale et indépendante d'« éditeur de littérature générale
singulier »[6]. Le recrutement qui s'opère tourne en effet autour du réseau
des collaborateurs de l'éphémère Revue de littérature générale éditée par
p.o.l. et dirigée par Cadiot et Pierre Alferi. Revue militant pour une
littérature qui retrouve le chemin de la création formelle en intégrant les
théories de la déconstruction, lieu de résistance aussi à la « révolution
conservatrice » dans l'édition, selon l'expression du sociologue Pierre
Bourdieu que les auteurs reprennent nommément à leur compte[7]. Le
mathématicien et poète oulipien Jacques Roubaud, le romancier Jean Echenoz
et le dramaturge Valère Novarina, futurs traducteurs, signent le manifeste.
Mais le poète Emmanuel Hocquard, au centre du groupe, déclinera l'offre au
motif que la Bible est un « mauvais livre ». Boyer, Cadiot, Alferi,
Echenoz, Roubaud, Emmanuel Carrère, Jean-Luc Benoziglio, François Bon,
Marie Ndiaye, Marianne Alphant, Marie Depussé, Marc Cholodenko, pour les
plus connus, les amitiés et les affinités électives élargissent de proche
en proche le cercle, de p.o.l. à Minuit, au Seuil, jusqu'à Gallimard[8].
Seule la compétence littéraire est mise en avant, mais le réseau ne refuse
pas les attributs complémentaires : Florence Delay, romancière et
traductrice, amie de Roubaud mais qui ne cache pas son retour à la foi
chrétienne, demande ainsi à Boyer « s'il faut être athée ou agnostique pour
faire partie de l'équipe » (e). Belle mise en relief par antiphrase du déni
d'affiliation !
Ne trouvant pas assez de biblistes disponibles - spécialité qui se fait
rare en France et surcharge ses survivants de tâches de publication
accaparantes -,