1. Introduction. - Unifr

La notion de types de phrase est un produit intellectuel des plus récents. ..... la
forme emphatique ou mise en relief (on insiste sur un élément du message) : C'
est Patrick qui range sa chambre ? .... [copies d'examen, école normale, 1983].

Part of the document

Alain Berrendonner
Université de Fribourg (CH) Histoire d'une transposition didactique : les « Types de phrase ».
1. Introduction.
1.1. Au nombre des vérités grammaticales officielles dont l'école fait
actuellement bénéficier tous les petits français (et quelques autres), il
y a la doctrine des types de phrase. Elle stipule que les phrases de la
langue se classent selon un ensemble déterminé de types syntaxiques, les
uns obligatoires et mutuellement exclusifs (déclaratif / interrogatif /
impératif /exclamatif), les autres facultatifs et cumulables (affirmatif
vs négatif; emphatique vs neutre; actif vs passif ). C'est l'histoire de
ce topos terminologique et doctrinal, ainsi que de son entrée récente
dans la grammaire scolaire, que je voudrais retracer sommairement ici.
Elle me paraît en effet illustrer de façon exemplaire les conditions dans
lesquelles sont produits, validés et officialisés la plupart des « objets
grammaticaux » enseignés à l'école. 1.2. La notion de types de phrase est un produit intellectuel des plus
récents. Jusqu'aux années 1960, on n'en trouve aucune trace dans les
manuels scolaires. Ceux-ci se contentent, tout au plus, d'évoquer
l'opposition actif / passif en termes de voix dans le tableau de la
conjugaison verbale, et parfois de mentionner la segmentation (=
« emphase ») au nombre des procédés de style ou de rhétorique
recommandables pour des raisons d'expressivité. Mais ces manuels ne
comprennent jamais de chapitre consacré à une description synoptique des
structures de phrase. Lorsque ses premières formulations apparaissent
dans les livres de classe au début des années 1970, la théorie des types
de P fait donc figure d'innovation ex nihilo, qui ne s'enracine dans
aucune tradition didactique préexistante. C'est au contraire un pur
produit des spéculations de certains linguistes de l'époque, qui s'est
trouvé brusquement importé dans la grammaire scolaire. On a donc affaire
à un cas prototypique de transposition didactique, processus par lequel
un savoir scientifique (ou produit comme tel) se trouve réénoncé en tant
que contenu d'enseignement, sous une forme éventuellement vulgarisée.
Voyons en détail comment s'est opérée cette transposition-ci, en
profitant de ce que les gens de ma génération, qui en ont été
contemporains, en gardent un souvenir encore précis. 2. Acte premier: le modèle de référence.
2.1. Nous sommes en 1970. La scène est à Paris, chez les linguistes. Deux
d'entre eux, Dubois (Jean) & Dubois-Charlier (Françoise), publient cette
année-là un livre intitulé Eléments de linguistique française: syntaxe
(Larousse). Destiné au public scientifique (pairs, étudiants,
chercheurs), cet ouvrage présente une description syntaxique générale de
la phrase française. Le cadre théorique adopté est celui de la grammaire
générative transformationnelle de Chomsky, version standard
(« Aspects... »). 2.2. Les auteurs empruntent notamment à cette théorie un des procédés de
modélisation qu'elle induit : l'usage de constituants abstraits. Il
consiste à inclure dans la structure profonde de certaines phrases des
constituants fictifs, dépourvus de réalisation lexicale, dont la présence
a pour seul effet de déclencher en aval une série de transformations
obligatoires. Cet artifice permet de figurer en structure profonde sous
la forme d'un simple segment tout un dispositif morpho-syntaxique
superficiel (ordre des mots particulier + outils grammaticaux spécifiques
+ schéma prosodique), qui en est dérivé par des règles expresses
(réécritures et transformations). Il permet en outre d'imputer audit
segment un signifié propre, qui est censé représenter la valeur
oppositive du dispositif entier. Appliquée aux principales tournures de
phrase françaises, cette technique conduit D. & D.-C. à proposer le
modèle suivant: (1) Nous avons défini au chapitre II la phrase de base ? comme
formée d'un constituant de phrase (abréviation Const) et du
noyau (abréviation P) : ? ( Const + P La règle de réécriture du constituant de phrase est la
suivante : ? Affir ?
Const > ? Inter ? + (Nég) + (Emph) + (Passif)
? Imp ? Cette formule signifie que le constituant de phrase Const est
formé d'un élément obligatoire qui est soit Affir (abréviation
de Affirmation), soit Inter (abréviation de Interrogation) ou
Imp (abréviation de Impératif) et de constituants facultatifs
qui sont Nég (abréviation de Négation), Emph (abréviation de
Emphase) et Passif... [1970: 133] Au niveau superficiel, la présence de Inter entraîne une « inversion
complexe »; celle de Imp, l'effacement du sujet et la flexion du verbe au
mode impératif; celle de Nég, l'ajout des segments ne...pas. Emph
provoque le détachement d'un syntagme en position frontale, avec reprise
pronominale ; et Passif est à la source de la construction passive en
être avec SP complément d'agent. Ce qu'illustrent p. ex. les dérivations
suivantes [p. 138] : (2) Inter Emph Pass [Pierre lit le journal]
? Le journal, est-il lu par Pierre? (3) Imp Nég Emph Pass [Cette histoire émouvoir toi]
? Toi, ne sois pas ému par cette histoire. 2.3. Ce modèle est représentatif d'un moment de la recherche, et doit
être évalué comme tel. Il reflète l'état standard des connaissances
empiriques en 1970, utilise les moyens de généralisation les plus
puissants connus à l'époque (transformations), et remplit, en usant de
règles formalisées, les conditions pour que sa consistance soit
contrôlable. C'est donc une construction non dépourvue de qualités
scientifiques, qui se montre à la hauteur des problématiques et des
exigences du temps. Au reste, il présente, pour cette raison même, trois
caractéristiques remarquables : 2.3. D'une part, il comporte un fort degré d'abstraction. Pour parvenir à
un effet de taxinomie régulière, il attribue aux énoncés des
représentations partiellement arbitraires et contre-intuitives, assez
éloignées du donné grammatical concrètement observable (cf. 2 et 3). Cela
tient évidemment à l'architecture transformationnelle de la grammaire,
dont le principe est de ramener toutes les constructions attestées à un
petit nombre de régularités structurales sous-jacentes. Mais cela est dû
aussi au modèle lui-même, à son option morphologiste, et à la façon dont
les constituants abstraits qu'il postule sont ensuite spécifiés et
instanciés en matériaux morpho-syntaxiques superficiels. Inter, p. ex.,
reçoit pour réalisation concrète une copie du SN sujet de la P [p. 209
sqq]. C'est évidemment là une base de départ utile pour engendrer
matériellement des inversions complexes du type Pierre dort-il?, qui se
caractérisent apparemment par la cooccurrence de deux sujets, l'un
nominal, l'autre pronominal. Mais ce traitement revient à considérer que
la marque de l'interrogation, en français, est le dédoublement du SN
sujet, ce qui, on l'avouera, paraît assez peu conforme à l'intuition
syntaxique immédiate. 2.4. La grammaire considérée apparaît ensuite comme un modèle mécaniste.
Je veux dire par là qu'elle se soucie avant tout de décrire chaque énoncé
en tant que structure formelle, mais ne s'attache guère à décrire les
fonctions oppositives dont sont investies les constructions énumérées,
sinon de façon extrêmement sommaire.[1] Ainsi, p. ex., le modèle permet
d'engendrer des phrases interro-négatives (Pierre n'est-il pas venu?),
mais ne dit pas un mot [p. 209] de la valeur sémantique originale qui s'y
attache (attente de réponse positive), ni de la façon dont cet effet de
sens est produit par la composition syntaxique de l'énoncé. De même, le
constituant Emph sert à rendre compte de l'existence des « phrases
segmentées » du type Antoine, il aime Cléopâtre, et de leur disposition
syntaxique originale. Mais la seule caractérisation fonctionnelle qui en
est donnée tient tout entière dans la notion d'« emphase », identifiée à
celle de topicalisation.[2] Cette notion n'est cependant pas définie
davantage, ni située oppositivement dans le paradigme des divers procédés
de mise en relief de l'information. En particulier, la valeur de la
segmentation n'est pas contrastée avec celle de la structure concurrente
dite « clivée » : C'est Antoine qui aime Cléopâtre.[3] Le modèle donne
ainsi à croire qu'il n'y a pas d'autre mode syntaxique de mise en relief
que le détachement [p. 184], et ne traite pas comme faisant système les
marquages différenciés du thème et du rhème (topicalisation vs
focalisation). On trouverait une autre trace de la même attitude
mécaniste dans le traitement du passif, qui prévoit la transposition
automatique du SN sujet en complément d'agent [p. 156], sans égard au
fait, pourtant bien connu depuis Tesnière, que la diathèse passive est
« récessive », c'est-à-dire sert avant tout à ne pas exprimer l'agent
parmi les arguments du verbe. 2.5. Enfin, le modèle de D. & D.-C. a la particularité d'être aisément
falsifiable. Pour des raisons de cohérence formelle, d'une part : il fait
appel pour réécrire les constituants de phrase