une voyelle de moins en moins muette - Inforef

... fortement, amplement, tendrement, brevet, premier, sept petits pains, etc. .... D'
ailleurs, un examen systématique des productions des enfants et de maîtres ...

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UNE VOYELLE DE MOINS EN MOINS MUETTE par Henriette WALTER
Sons prononcés et lettres écrites.
Lorsqu'un enfant qui a appris à écrire, puis à lire avec alfonic passe
à l'écriture orthographique, il découvre alors qu'il ne peut plus, pour
écrire « en vrai », c'est-à-dire en orthographe, faire complètement
confiance à sa propre prononciation. Il apprend qu'il y a en particulier un
grand nombre de consonnes qui s'écrivent, à la fin ou au milieu des mots,
alors qu'il ne les a jamais prononcées, par exemple dans : banc, bancs,
plat, frais, camp, dent, baptiser.
Une seule voyelle est dans cette situation (pour les enfants nés dans
la moitié nord de la France), celle que l'on nomme le e « muet », et que
l'on trouve à la fin de école, tête, robe, ou au milieu du mot dans
maintenant ou tellement. Dans les autres positions, elle se prononce
quelquefois et c'est dans ce dernier cas que cette voyelle,
traditionnellement appelée « e muet », mérite de moins en moins d'être
qualifiée de « muette ». La loi des trois consonnes était vraie au début du siècle.
Rappelons que la voyelle communément appelée e « muet » (ou encore
caduc, instable, féminin, sourd, etc.) était, dans la première partie du
XXe siècle, et dans les usages les plus répandus dans la moitié nord de la
France, une voyelle dont la présence était généralement prévisible dans la
chaîne parlée. Elle n'apportait, de ce fait, aucune information. Elle se
conformait à ce que Grammont en 1894 avait nommé la « loi des trois
consonnes » selon laquelle cette voyelle n'était prononcée que pour éviter
les groupes dits « difficiles », constitués par la succession de trois
consonnes : gouvernement, fortement, amplement, tendrement, brevet,
premier, sept petits pains, etc. En conséquence, si elle était séparée de
la voyelle précédente par une seule consonne, elle tombait toujours : la
belote /blot/, un chenapan/hnapä/, un petit pain/ptipë/. Dans ce cas,
/pxti/ n'apportait aucune information supplémentaire par rapport à /pti/,
/mxlö/ était la même chose que /mlö/. Enfin gouvern'ment n'était pas
attesté en face de gouvernement. C'est la raison pour laquelle les
linguistes, et André Martinet en particulier, ont, à cette époque,
considéré cette voyelle comme un lubrifiant phonique, en signalant
toutefois qu'il existait des exceptions. Dans quelques rares cas, la
présence de cette voyelle pouvait en effet être pertinente : le hêtre -
l'être, dehors - dors, pelage - plage. On pouvait alors considérer ces cas
comme marginaux. Depuis une trentaine ou une quarantaine d'années, le statut de la
voyelle en question est en train de changer. On constate en effet que la
règle découlant de la loi des trois consonnes, qui voulait que dans le cas
de deux consonnes la voyelle tombât toujours (la p'lote, un m'lon), ne se
vérifie plus. On entend de plus en plus la pelote (avec le e de première
syllabe prononcé) comme on dit une pelote et un melon, comme ont dit sept
melons. Et pourtant, dans le cas de la pelote ou d'un melon, le e n'est
séparé de la voyelle précédente que par une seule consonne. « Le loup » de Marcel Aymé, quinze ans plus tard.
Il y a quinze ans, à l'occasion d'une journée alfonic, j'avais déjà
fait une expérience qui m'avait alors stupéfaite. Ayant tout d'abord
transcrit en alfonic une page des Contes du chat perché de Marcel Aymé en
tenant compte de ce que je savais de la loi des trois consonnes - je
n'avais pas noté de voyelle dans le cas où une seule consonne séparait le e
de la voyelle précédente - je m'étais aperçue que j'avais tort, car la
réalité était tout autre. Après m'être réellement enregistrée et avoir
enregistré mon mari et mes enfants, je m'étais aperçue que nous prononcions
tous les quatre dans cette position beaucoup plus de e que je ne le
pensais. J'avais alors noté :
ligne 5 : nw srö rätre a la nui
ligne 9 : sareta dvä la cuizin
ligne 10 : sur lx rbor dx la fnetr et rgarda
ligne 21 : vërt a la fnetr
ligne 25 : la plu ptit
Aujourd'hui, il me semble qu'on prononcerait beaucoup plus de e, en ce
qui concerne en tout cas la première syllabe.
Pourquoi cette voyelle se stabilise-t-elle ?
Comment se fait-il que cette voyelle connaisse aujourd'hui une
nouvelle stabilisation ? Le processus d'élimination avait débuté au XVe
siècle et même avant, en touchant d'abord la finale des mots comme chose,
école, coupe, tremble, couple, sylvestre, quel que soit le nombre de
consonnes précédentes, et à l'intérieur des mots comme toutefois,
tellement, mais dans gouvernement ou terriblement, l'élimination ne se
faisait pas. Enfin, en première syllabe, la présence de la voyelle était
tributaire du nombre de consonnes précédentes et donc, comme on l'a vu, on
disait : pour venir en prononçant le e, pour éviter le groupe
consonantique, mais il va v'nir et il est v'nu. La réalisation de cette voyelle.
Ce qu'il faut préciser, c'est qu'en même temps que la voyelle devient
de moins en moins muette dans cette dernière position (donc il va venir et
il est venu sur le modèle de pour venir), on constate que la prononciation
de cette voyelle n'est plus non plus ce qu'elle était.
Au lieu de se prononcer comme une voyelle neutre, c'est-à-dire ni
antérieure ni postérieure et sans arrondissement des lèvres, comme on
pourrait s'y attendre pour un simple lubrifiant phonique, toutes les
enquêtes, depuis des dizaines d'années, montrent qu'un nombre de plus en
plus important de personnes la prononcent avec la même voyelle que celle
qu'on entend à la fin de feu, certaines personnes la réalisant avec une
voyelle plus ouverte, celle de peur. Il s'agit, dans les deux cas, d'une
voyelle antérieure et arrondie. Il se pourrait bien, dès lors, que se réalisant comme un phonème de
plein statut de la langue, puisque feu s'oppose à fou, à faux, à fée, etc.
et fumeux à fume ou peureux à preux, affreux à affres (opposition aux
autres phonèmes et à zéro), cette voyelle, naguère caduque, ait aujourd'hui
tendance à se comporter comme les phonèmes avec lesquels sa prononciation
se confond, c'est-à-dire à ne plus être caduque.
On constate en effet que, de même que le eu de première syllabe de
peureux ne tombe jamais, le e de première syllabe de semelle, chenapan ou
penaud se maintient de plus en plus fréquemment, et ceci quel que soit le
contexte. A cette raison structurale, on pourrait en ajouter une autre :
l'accent dit didactique, qui frappe aujourd'hui la première syllabe des
mots, surtout chez les personnes qui s'expriment souvent en public (hommes
politiques, professeurs, acteurs, présentateurs de radio ou de télévision),
les prononciations qui suivent sont fréquentes : « le 'gouvernement a pris la décision de réagir... »
« des 'températures 'estivales... »
et, avec des e en première syllabe :
« nous avons 'replanté des 'melons cette année... »
« Oui, 'demain, je 'ferai 'recoller les 'semelles de mes bottes... » Quelles conséquences pour les textes rédigés en alfonic ?
Une conclusion s'impose : pour les textes rédigés en alfonic et pour
ne pas avoir à se poser la question de la loi des trois consonnes, on peut
aujourd'hui toujours noter la voyelle dans les mots où un e dit « muet » se
trouve en première syllabe. Cela permettra de donner un signifiant toujours
identique pour un mot donné, ce qui est d'ailleurs le cas pour
l'orthographe, et qui facilitera de ce fait le passage à l'orthographe.
D'ailleurs, un examen systématique des productions des enfants et de
maîtres dans l'ouvrage Vers l'écrit avec alfonic montre bien que c'est ce
qui s'est produit très spontanément. Voici quelques graphies relevées au
hasard : /se dxmë mercrxdi/ - /lezäfä vxnè/ - /öna rxsu votrx letr/ - /mö
sxgö/ - /[pic] pxtit ësect/ - /o rxwar/ - /vö vxnir/ -. Il s'y trouve
quelques exceptions : /o scwr/ (deux fois dans un dessin) - /lx ptit
escimo/, avec deux cas surprenants pour la région parisienne : /amxne/ (p.
98) et /sapxlè/ (p. 105).
Il faut donc profiter de l'évolution actuelle pour supprimer, dans les
écrits en alfonic, les problèmes de notation de la voyelle de première
syllabe. Un seul problème subsistera : la difficulté de distinguer entre le
/x/ représentant un e et celui représentant un eu de l'orthographe. Mais ceci est une autre histoire, à laquelle on pourrait s'intéresser
prochainement. * Texte publié dans Liaison alfonic Vol. 5, fasc. 2, Paris, 1988, p.
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